Aujourd’hui je vais me concentrer sur les enjeux géopolitiques des infrastructures numériques. Trente minutes ce n’est pas beaucoup pour aborder ces questions-là. Je vais essayer de faire quelque chose d’assez pédagogique qui permet aussi de comprendre un peu les enjeux.
Avant de commencer, quelques mots sur mon champ de recherche. Ce que j’étudie beaucoup aujourd’hui c’est une forme de théorisation de la mise en dépendance dans les enjeux de pouvoir qui se forment aujourd’hui dans le monde du numérique et dans les rapports que les infrastructures et les outils numériques entretiennent avec le politique et le géopolitique.
Aujourd’hui je vais beaucoup parler de phénomènes de territorialisation comme enjeux de pouvoir. Pour parler de la territorialisation, je vais parler de la dépendance infrastructurelle et de son rapport au territoire. Je vais également parler des enjeux du fait d’avoir des infrastructures territorialisées ou, d’une certaine manière, des dépendances qui se font au niveau infrastructurel, quelles sont leurs conséquences au niveau géopolitique.
Je ne suis pas passée du monde professionnel à la recherche, je suis toujours sur le terrain, pour moi ce qui est très important c’est de mettre du concret et de préparer l’avenir. Du coup, généralement, je vais essayer de faire quelques petites propositions, je ne pourrais pas en faire beaucoup en 30 minutes, mais vous verrez quelques propositions en cours de route.
On va voir les dépendances infrastructurelles et leur rapport au territoire, les risques géopolitiques et aussi environnementaux. Je les relie de plus en plus aujourd’hui, vous allez assez vite comprendre pourquoi et également les techniques d’expansion territoriales dans le secteur des infrastructures.
Dépendance infrastructurelle et Territoire
Quand on parle de dépendance infrastructurelle et de territoire, on va prendre en compte plusieurs choses. Tout d’abord la matérialité du numérique, notamment les réseaux qui soutiennent toute notre activité numérique. Cette répartition des réseaux dans le monde est quand même assez inégale. Nous nous sommes très bien pourvus, mais on verra que d’autres pays dans le monde ne sont pas bien pourvus de réseaux et, du coup, doivent faire affaire, doivent négocier soit avec des pays frontaliers soit avec des entreprises, donc c’est plus compliqué pour ces pays-là.
La configuration géographique est aussi importante, configuration géographique dans le sens où si vous êtes localisé près de l’océan ou si vous êtes un pays enclavé, ça va également avoir un impact sur votre accès au réseau.
Les conditions climatiques ont aujourd’hui une importance de plus en plus forte qui oriente, d’ailleurs, les stratégies des entreprises et qui, je pense, devrait de plus en plus retenir l’attention de nos entreprises en Europe, mais aussi des États et de l’Europe, puisqu’on va avoir à faire des choix importants vis-à-vis de ces changements climatiques.
Tout cela mène à des répartitions inégales de pouvoir. On sait que dans l’histoire les inégalités de pouvoir, de répartition des pouvoirs, s’expliquent par le fait que la technologie s’est beaucoup développée aux États-Unis, certes, mais le territoire, aujourd’hui, a de plus en plus d’influence pour les raisons que j’ai évoquées juste avant. Du coup, cela fait de la territorialisation des infrastructures un enjeu stratégique majeur dans la recomposition des pouvoirs.
La France, porte d’entrée vers l’Europe
Si on regarde, par exemple, un pays comme la France, on peut assez vite considérer que c’est une porte d’entrée vers l’Europe pour les technologies venant des US ou de la Chine. Pour rappel, il y a 23 câbles connectés à la France. Au Nord, on va être principalement connectés au Royaume-Uni qui est lui-même connecté aux États-Unis et à l’Europe du Nord. Connectés à l’Ouest par quatre gros câbles connectés aux États-Unis et au Sud au continent africain et à l’Asie, en fait à Marseille où on va avoir le câble PEACE de Huawei Hengtong qui a atterri il y a à peu près un an.
Le fait d’être cette porte d’entrée vers l’Europe nous donne une place stratégique en Europe qui fait que le choix de nos entreprises d’être en partenariat sur des chantiers de câbles est important, pas seulement pour nous mais pour les autres pays européens. Il y a également des problématiques de sécurité de câbles qui nous concernent tous, sur des zones sensibles traditionnelles comme le canal de Suez. Je vous conseille de regarder sur toutes ces questions sur les câbles le travail d’une chercheuse, qui s’appelle Camille Morel [1], qui a fait toute sa thèse sur les câbles sous-marins il y a quelques années.
Si on regarde au niveau des câbles connectés à la France, je ne vous ai pas tout mis mais simplement les quelques câbles qui ont, disons, un consortium de très peu d’acteurs. On ne se retrouve pas avec de très gros consortiums, mais surtout des acteurs très puissants économiquement : 2Africa où on va avoir China Mobile et Facebook ; Amitie Facebook et Microsoft comme financeurs principaux ; Dunant appartient à Google en totalité et le câble PEACE qui appartient à un consortium chinois, Hengtong Huawei, financé par l’État.
Le cas des pays enclavés
Dans le cas des pays enclavés, on le voit déjà en Europe, on va avoir certains pays qui n’ont pas accès à la mer. Ces pays sont par exemple la Slovaquie, l’Autriche, la Tchéquie, la Suisse ou le Luxembourg. Comment ces pays font-ils ? En gros ils ont deux possibilités : soit ils passent par le réseau continental pour accéder par exemple aux technologies US s’ils sont dépendants des technologies US, soit ils vont utiliser la technologie de satellites à orbite basse — Starlink, Kuiper — qui se déploie petit à petit, qui va leur permettre, en quelque sorte, de moins dépendre des câbles réseaux terrestres et câbles sous-marins, mais, cette fois-ci, ils dépendront des constellations satellitaires.
Des inégalités d’accès au réseau de câbles sur le continent africain
Ce qui est très intéressant c’est de voir comment se passe cette dépendance au câble dans un autre continent comme l’Afrique. De plus en plus je calcule, en tout cas j’essaye d’émettre, j’essaye de définir des seuils de dépendance. Ça peut être, par exemple, en comptant le nombre de câbles connectés à certains pays.
On peut voir que sur le continent africain, certains pays sont plutôt bien pourvus, comme le Sénégal qui va avoir six câbles et qui compte, du coup, 2Afarica connecté à ses côtes. La République du Congo, la Namibie et le Mozambique sont connectés à deux ou trois câbles, ça va encore plutôt bien pour eux. Certains pays sont connectés à un seul câble, ce qui les rend extrêmement fragiles, comme la Mauritanie, la Guinée, la Guinée-Bissau, le Togo, le Liberia, également la Sierra Leone. Après il y a les pays enclavés, ceux dont a parlé juste avant, sauf que dans le cas de l’Europe on a plutôt une bonne entente en général et on arrivera à trouver des compromis dans beaucoup de cas. Pour ces pays c’est parfois plus compliqué. Le Botswana, le Tchad, le Niger, la Zambie, en effet, se retrouvent avec des dépendances extrêmement fortes aux réseaux frontaliers. Ce qui explique que, pour ces pays, il est plus difficile de faire — en Europe on aurait dit la « transformation numérique », mais je ne vais pas employer ce terme que je n’apprécie pas particulièrement —, qui ont tout simplement du mal à s’adapter, non pas à apprendre mais à développer économiquement les technologies numériques dans leur pays.
Au niveau des câbles, on peut voir quelque chose d’assez intéressant depuis 2016 qui est un changement de paradigme. Si vous connaissez un peu la situation traditionnelle, normalement les câbles sous-marins sont détenus par les grandes entreprises de télécoms et les États. C’était le cas jusqu’à encore récemment. On se retrouvait avec des très grands consortiums, dans le cas de l’Afrique on le voit très bien. Vous voyez la première ligne, jusqu’en 2012 tous les câbles qui ont été construits l’ont été par des consortiums d’une vingtaine d’acteurs, ce qui fait qu’il existe des possibilités de négociation pour chacun de ces acteurs au sein d’un collectif. Ce n’est pas toujours simple de négocier dans un collectif aussi grand, néanmoins c’est possible, ça donne le droit à la parole.
Depuis 2016, il y a un changement de paradigme. Les entreprises des télécoms n’ayant plus les moyens de fabriquer elles-mêmes les câbles sous-marins, elles ont, quelque part, laissé le terrain, laissé ce marché à des acteurs plus forts financièrement comme les Big Tech.
Du coup, dans le cas de l’Afrique, les fameuses dépendances qu’on a vues vont s’accroître par le monopole décisionnel des Big Tech, qui autrefois ne faisaient que louer la bande passante et aujourd’hui la louent aux autres. On se retrouve avec Equanio, 2Africa côté américain et PEACE côté chinois, avec évidemment deux manière différente d’aborder ces chantiers. Pour les Américains on est toujours sur un acteur industriel qui a, d’une certaine manière, un certain pouvoir sur son propre État, en tout cas une capacité de négociation. Pour le modèle chinois, on est sur des entreprises financées par des banques nationales. Donc on a deux modèles qui s’opposent.
Performances et localisation
Au niveau du territoire il y a aussi des choses intéressantes à voir, c’est lorsque l’on a va parler du lien entre la localisation d’un pays et les performances.
Par exemple le cas de la place de marché de Suisse versus celle de Singapour qui, dans le secteur du trading haute fréquence, va avoir un impact considérable, tout simplement parce que la Suisse n’a pas un accès assez direct au câble, alors que Singapour, comme on peut le voir, est directement connectée à la mer, donc là-dessus il n’y a pas de souci.
Conditions climatiques
Ensuite les conditions climatiques. Il y aura une conférence, à priori, sur le cloud et les progrès en termes environnementaux. Aujourd’hui, une problématique assez majeure a déjà commencé aux États-Unis et les entreprises US sont assez bien au courant des problèmes que cela peut poser sur les territoires et des critiques qui ont été émises par des chercheurs ; je vous ai mis plusieurs références dans le support que vous pourrez retrouver en ligne. Le fait que certains territoires comme le Texas, l’Arizona ou la Californie soient soumis à de plus en plus de périodes de sécheresse fait qu’il devient de plus en plus difficile pour les grosses entreprises comme Equanio, Digital Realty ou les Big Tech de créer de nouveaux datacenters dans ces régions-là. Ça crée de plus en plus de controverses, parfois c’est le territoire qui gagne, parfois c’est l’entreprise. Face à ce problème-là, si vous voulez c’est assez logique : si vous hébergez les données du monde et qu’en plus vous consommez en eau et en électricité sur votre propre territoire en période de sécheresse, à un moment donné ça coince. Le citoyen américain a tout à fait raison de se plaindre et de ne pas être d’accord avec ça.
Consommation d’eau
Au niveau de la consommation d’eau, vous le verrez probablement plus précisément dans l’autre conférence de l’après-midi, mais c’est tout de même un passage important, notamment dans les stratégies de green washing qu’on peut voir de-ci de-là.
Pourquoi est-ce important, aujourd’hui, de parler de consommation d’eau ? Si on regarde la consommation d’eau des datacenters, on a l’impression que ce n’est pas grand-chose. Mais il faut comprendre que le calcul WUE, du water-use efficiency, ne prend en compte que l’usage direct de l’eau pour le fonctionnement d’un datacenter ; il ne prend pas du tout en compte l’eau qui est utilisée pour la source d’énergie, en fait la source d’eau indirecte. À cause de cela, il devient forcément plus difficile de calculer réellement le water-use efficiency, parce que cela va dépendre de l’énergie qu’on utilise. Aux États-Unis la plupart des datacenters utilisent de l’énergie fossile : on va se retrouver, évidemment, avec d’énormes consommations d’eau. Pour le nucléaire aussi, puisqu’au final le nucléaire consomme, en tout cas prélève beaucoup d’eau. Ensuite on va avoir les énergies renouvelables. Le fait que certains pays développent les énergies renouvelables plus que d’autres les rend plus favorables à accueillir des chantiers de datacenters.
On comprend donc que le fait d’avoir une augmentation des données — la Commission européenne parle d’une augmentation de 28 % d’ici à 2030 —, et d’avoir en même temps des périodes de sécheresse de plus en plus fortes avec les problématiques énergétiques, va rendre obligatoire la réflexion de ce que signifie la territorialisation des centres de données, c’est-à-dire le développement, les chantiers de nouveaux centres de données dans nos pays, donc nos usages.
L’Europe du Nord, réchauffement climatique et positionnement géostratégique
On a parlé de la possibilité du climat favorable ou défavorable, l’Europe du Nord par exemple. J’étais au Danemark il y a deux semaines où se pose la question des chantiers de centres de données pour la simple et bonne raison que l’Europe du Nord est considérée comme un terrain climatique assez peu soumis à la sécheresse et qui a, par ailleurs, développé assez tôt son énergie renouvelable. Pour la Suède, par exemple, on se retrouve avec 60 % d’énergie renouvelable. La Finlande et la Lettonie, 40 %. Pour l’Autriche on est à 36 %, le Danemark à 30 %. Pendant ce temps, en France, on est à 19 %, 19,1 % d’énergie renouvelable.
Du coup se pose en effet la question de l’avantage pour ces pays-là. Ils ont accueilli des centres de données avec beaucoup de satisfaction. On peut retrouver, par exemple, un très grand centre de données Facebook à Odense qui, par ailleurs, utilise la chaleur produite par les serveurs pour chauffer la ville d’Odense. On peut se dire que c’est à priori une bonne chose si on prend en compte uniquement cela et pas le fait que la plupart des serveurs utilisés par Facebook fonctionnent à l’énergie fossile.
Le problème de ces pays-là c’est qu’ils sont comme tous les pays d’Europe, ils ont un rapport de force extrêmement déséquilibré sur l’infrastructure logicielle qui va dans ces datacenters, qui est le cloud. Une très bonne étude a été publiée par Eurostat en 2021 [2] et c’est franchement vraiment bien qu’il y ait enfin ce genre d’étude sur les dépendances. Elle montre qu’en fait les pays les plus dépendants au cloud en Europe sont justement ces pays d’Europe du Nord. Ils accueillent sur leur territoire des datacenters, mais le logiciel n’est pas à eux, de toute façon.
Ce problème de rapports de forces déséquilibrés fait qu’en période de négociations entre acteurs économiques si, sur votre territoire, vous avez affaire à des grandes multinationales qui, par ailleurs, produisent le logiciel, vous êtes en situation de faiblesse pour négocier en cas de crise. C‘est le cas, par exemple, quand on se retrouve avec des multinationales telles que Nestlé Waters qui, dans les Vosges, prélève énormément d’eau de la nappe phréatique. Le sujet est là depuis 30 ans, mais comme on a à faire à une multinationale, les citoyens ont du mal à se faire entendre. Et on parle seulement de bouteilles d’eau !, on ne parle pas d’outils qu’on va utiliser au quotidien et dont dépend une certaine activité économique et sociale.
On se retrouve quand même avec des situations dues au modèle de la multinationale, des rapports de force qui font que quand on est à ce point dépendant d’un logiciel et que ces entreprises construisent sur votre territoire, l’expansion territoriale est en votre défaveur.
Risques géopolitiques de la mise en dépendance
Qu’est-ce que ça donne au niveau des risques géopolitiques ?
Distribution des pouvoirs
Comme on va le voir, on a une multitude d’acteurs techniques. Vous faites probablement tous un peu partie de ces acteurs techniques et cette multitude d’acteurs techniques s’oppose à la concentration des pouvoirs auprès de quelques multinationales.
Cette concentration des pouvoirs est accentuée par le fait que la gouvernance d’Internet est historiquement très largement transatlantiste et US. Quand je parle de transatlantiste, c’est par exemple ce qu’on va avoir dans le conseil US/Europe sur les technologies, le récent conseil qui fait qu’on va avoir en fait une politique en faveur des entreprises américaines, qui est plutôt dans l’alliance aux entreprises, aux partenariats avec les entreprises américaines plutôt que de créer notre propre technologie.
Par ailleurs, la gouvernance internet est largement US également puisque les lobbies, les puissances économiques américaines ont été très tôt présentes dans les différents organismes de gouvernances d’Internet.
Par ailleurs, le droit européen du numérique est uniquement passif et défensif. Depuis le départ, que ce soit via le RGPD [3] et, aujourd’hui, dans tout ce qui est Digital Services Act ou Digital Market Act [4], on nous maintient dans la place du client et non pas du producteur de technologie. Il n’y a pas encore de stratégie industrielle cohérente en Europe, même avec les plans pluriannuels de ces dernières années. Ce droit du numérique européen passif et défensif est évidemment extrêmement sensible à la puissance des lobbies puisque les lobbies du numérique sont aujourd’hui beaucoup plus puissants que les lobbies du pétrole.
Risques géopolitiques de la mise en dépendance
Cela faisant, et encore je ne vous parle pas de l’intelligence industrielle, on se retrouve, évidemment, avec des pouvoirs déséquilibrés et on a des exemples très précis assez récents, comme le fait de pouvoir couper un service lors d’un conflit, lors d’une crise, comme ça a été le cas en Russie de la part de Google Pay et Apple Pay. On parle seulement de moyens de paiement, on peut toujours utiliser sa carte bancaire, ce n’est pas non plus une catastrophe de ne pas utiliser une plateforme de paiement comme Google Pay et Apple Pay, c’est néanmoins un pouvoir considérable de désorganisation.
La deuxième chose qui peut être assez intéressante est en fait la coupure de l’accès au réseau par des entreprises qui gèrent la dorsale d’Internet telles que Lumen ou Cogent Communications qui sont, encore une fois, deux entreprises US. C’est ce qui s’est aussi passé en mars dernier puisque d’abord Cogent Communications et Lumen ont décidé de couper leurs services en Russie, limitant ainsi la bande passante sur le territoire russe.
C’est aussi ce qui peut se passer lorsque vous avez la main sur un logiciel fonctionnant à distance, si vous coupez les mises à jour, voire si vous décidez de corrompre un logiciel qui est centralisé à distance mais mis à jour régulièrement.
Au final, pour un État, pour une entreprise, on le sait, le fait de ne pas être propriétaire de la technologie est évidemment une perte de contrôle, une perte qui peut aller très loin. Dans une situation où on doit être en mesure de négocier, on aura, en face de soi, des arguments forts comme, tout simplement, le fait de pouvoir couper un service, couper des services importants.
Ce que je vous ai mis à côté c’est un petit peu différent, c’est Azure Governement ; Azure Governement est une version de Microsoft Azure dédiée au gouvernement américain, qui n’existe pour personne d’autre, uniquement pour le gouvernement américain. Même dans ce cas-là, il y a des services centralisés, d’autres qui vont être régionalisés, d’autres qui vont être non régionalisés. En fait, on se retrouve avec des logiciels qui sont parcellaires. Aujourd’hui quand vous regardez sur les sites internet des entreprises de cloud qui régionalisent, disent-elles, leurs services, elles ne disent jamais ce qui est réellement régionalisé. Elles vont mettre des produits vendables, utilisables dans tel ou tel pays, mais elles ne disent pas si l’ensemble du logiciel est territorialisé, est installé dans l’infrastructure, est installé dans le centre de données. Elles ne disent pas non plus qu’au final il va falloir mettre à jour ces versions-là et qu’il existera, du coup, toujours une passerelle entre le logiciel central et le logiciel régionalisé.
Quand elles ont commencé à régionaliser ces produits-là, c’était plutôt cohérent avec ce qu’on voulait en Europe, avec la législation européenne : c’est-à-dire que petit à petit on voulait rapatrier les technologies américaines en Europe, on s’est dit « OK, cool, vous jouez le jeu, vous régionalisez, très bien », mais ça ne suffit pas. Pour ça il faut savoir que oui, il y a une mise à jour, oui il y a un logiciel centralisé et, derrière, il y a des logiciels qui ne sont pas régionalisés.
Tout cela, quelque part, c’est toujours la thématique de la boîte noire, le fait de ne pas savoir exactement par qui ils sont conçus et quelles briques se trouvent à quel endroit, où sont faites les copies ; c’est plutôt problématique pour nous, utilisateurs finaux et décideurs.
Criticité de la dépendance
Ce qui est intéressant aussi dans ces questions de dépendance, c’est qu’on se rend compte que nos dépendances à ces technologies sont de l’ordre de la criticité, de l’ordre de ce qu’on appelle les services cloud sophistiqués, ce qu’ils ont appelé, chez Eurostat, les services cloud sophistiqués, que je préfère appeler les services cloud critiques. En gros ce sont les services qui permettent, par exemple, de faire de l’analyse de données, les services qui permettent à un développeur de créer des machines virtuelles et de développer sur Microsoft Azure ou Google Industry. Tous ces services sophistiqués représentent une très grande part de notre dépendance, c’est-à-dire qu’on ne dépend pas de ces entreprises-là uniquement pour du mail, du stockage et l’utilisation de Google Sheets, etc. Nos plus grosses dépendances sont en réalité sur des technologies complexes qu’on aura du mal à copier à l’identique, en tout cas, et qui seront vraiment majeures, puisque le jour où on vous coupe ce service-là vous perdez votre code, puisqu’en tant que développeur vous avez développé dans Microsoft Azure, vous avez développé dans Google Industry, donc vous perdez vraiment une partie de votre travail.
Stratégies d’indépendance technologique
Comment réagir vis-à-vis de ça ? On peut mettre en place des stratégies d’indépendance technologique.
On a par exemple des stratégies nationales comme celles de la Chine, de la Russie, qui est cette idée de maîtriser les technologies critiques. L’exemple de la Chine est très intéressant de ce point de vue-là, ils ont même un terme qui permet de qualifier les dépendances aux technologies principalement US — il y a aussi des technologies allemandes dans le lot, des technologies françaises, etc. — qui est Qiā bó zi jishū 技术, c’est-à-dire les techniques du cou coincé, le fait de mettre un client en dépendance à tel point qu’il a le cou coincé.
Il y a quelques années ils ont étudié les dépendances et ils ont mis en avant 25 technologies-clefs pour lesquelles ils n’avaient aucun moyen de remplacement en Chine. Donc ils ont fait un plan, renouvelable tous les cinq ans, pour développer ces 25 technologies-clefs et ne plus être dépendants des autres. Ça va parfois très loin, comme le fait de créer des machines lithographiques pour améliorer les semi-conducteurs. Force est de constater qu’en maîtrisant les machines lithographiques, qui jusqu’à présent étaient américaines, ils ont, en effet, amélioré la qualité de leurs semi-conducteurs. C’est une stratégie intéressante.
Dans cette stratégie de maîtrise d’indépendance numérique, d’indépendance de technologie, il y a évidemment des accélérations en temps de crise. Les rapports entre la Chine et les États-Unis, mais aussi les rapports entre la Russie et les États-Unis ont accéléré ces mouvements d’indépendance.
Ce que j’ai appelé l’impérialisme propriétaire, on pourrait dire que c’est la logique US, la logique inverse, la logique capitaliste tout simplement, qui est le développement horizontal/vertical d’une entreprise. Le développement horizontal/vertical est un terme économique, tout simplement, qui permet de dire qu’une entreprise veut contrôler l’ensemble de sa chaîne, horizontale et verticale. Dans ces deux cas on se retrouve avec des dérives totalitaires. Que ce soit de la part de l’entreprise ou de la part de l’État, on peut en effet se retrouver avec des excès de pouvoir. Ça n’a évidemment pas les mêmes conséquences quand c’est un État ou une entreprise, néanmoins ce sont des excès de pouvoir et on peut parler de dérive totalitaire.
L’importance de la gestion des dépendances
À mon sens, il y a quelque chose qu’il faudrait vraiment faire en Europe, qu’on a commencé ces dernières années ; en 2019 il y a eu un bon signal de la part de l’Allemagne, l’année dernière de la part de l’Europe, mais uniquement sur la partie cloud aujourd’hui. Ce serait d’inclure, comme obligation légale, le diagnostic de dépendance numérique des États membres de l’UE. Savoir mesurer, sans forcément donner la cartographie de ces outils, à quel point on est dépendant au niveau de l’État et au niveau des entreprises. Pour faire cela, il serait très intéressant au sein des entreprises d’élargir les plans de vigilance déjà présents, déjà existants, aux risques de dépendances technologiques. En gros, on ajouterait ce critère-là à l’obligation qu’ont les entreprises de faire un plan de vigilance.
Considérer également, dans ce cadre-là, la notion de données stratégiques, c’est-à-dire, en gros, ce qu’il faut protéger et ce qui est de l’ordre de l’accessoire. Si on pousse ces sujets-là, posez-vous vous-même la question sur les données que vous générez dans votre travail et non plus dans votre vie personnelle – c’est encore un autre sujet sur lequel on fait beaucoup le focus en Europe. Peut-on considérer, à un moment donné, que cette donnée que vous générez dans votre entreprise donne une indication par exemple à un potentiel concurrent ou même sur votre territoire, sur votre ville, sur l’état de santé de la population locale même si vous ne nommez personne en fait ? Simplement, est-ce que ça a une valeur stratégique ?
Ensuite, définir une lecture de la criticité des infrastructures et des technologies numériques, c’est-à-dire, en gros, ce qu’a fait un peu Eurostat pour le cloud. Le cloud c’est bien joli, mais ils se sont bien rendu compte en travaillant sur le sujet qu’en réalité dans le cloud, il fallait découper entre la dépendance au mail ou à Google Sheets, et la dépendance à des infrastructures de développement. C’est quelque chose d’intéressant à voir.
Expansion territoriale par les infrastructures
Maintenant qu’on a vu le sujet des dépendances, que se passe-t-il
au sujet de l’expansion territoriale dont on parlait au début ?
Le modèle d’expansion des Big Tech côté infrastructure
J’aime bien reprendre le modèle d’expansion des Big Tech côté infrastructures, ce ne sont pas les seules mais c’est un objet assez intéressant pour parler justement de cette expansion territoriale des infrastructures. Ce que vous voyez, c’est la carte avec tous les câbles, il y en a également en gris, mais ceux qui sont en rouge ce sont les câbles qui appartiennent en partie ou en totalité aux Big Tech.
Dans le monde on en a au total 436 connus. Il y a évidemment des câbles qu’on ne connaît pas, qu’on n’a pas à connaître et c’est très bien comme ça. Et une partie de ces câbles, depuis très peu de temps, depuis 2016, a commencé à appartenir aux Big Tech. Google en possède 20. Quand je dis 20, ce n’est pas en totalité, il en possède 5 en totalité et il a des parts dans 15 autres. Meta a des parts dans 12 câbles, Microsoft dans 5 et AWS dans 5 ; les câbles ce n’est pas forcément l’intérêt d’Amazon Web Services puisque, de son côté, il développe l’infrastructure satellitaire, je vais en parler un peu plus tard.
Là-dessus je vais aller un peu plus vite parce qu’il n’y a pas beaucoup de temps pour tout développer. Il faut simplement retenir que cette stratégie sur les câbles ne s’est pas faite pour rien. Elle s’est faite certes parce que, au départ, la location de bande passante coûte très cher et, comme ce sont les principaux utilisateurs de bande passante — pas qu’eux, on pourrait rajouter Netflix, etc. —, néanmoins ils ont vu leurs frais augmenter avec le temps. Donc au fur et à mesure ça devenait intéressant pour eux de le faire, mais surtout c’est cohérent avec leur développement d’infrastructures liées au cloud. Le fait, par exemple, que ces Big Tech fassent des partenariats avec les leaders du marché de centres de données mondiaux comme Equinix et Digital Realty Trust, ils entretiennent, du coup, des relations gagnant-gagnant, en quelque sorte, sur les solutions de cloud on ramp. Ces dernières années, on voit en effet de plus en plus de chantiers Equinix et Digital Realty Trust en Europe avec ces partenariats sur les technologies cloud.
Du coup, on se rend compte assez facilement que cette logique sur les infrastructures dessert un objectif qui va être de soumettre progressivement l’écosystème, l’infrastructure de câbles, évidemment, en remplacement des télécoms et cela va aussi participer à d’autres formes d’expansion technologique, notamment en Afrique. On se rend compte, par exemple, que les grands acteurs de la tech font des partenariats avec les télécoms européens pour pouvoir atterrir plus facilement en Afrique, puisque les entreprises télécoms européennes ont un historique très fort sur le terrain, connaissent très bien la partie administrative et font bénéficier les Big Tech de toute cette expertise historique. C’est assez global au final.
Pour les télécoms, c’est très intéressant de faire ces partenariats parce que ça leur permet évidemment de rester sur le terrain ; ça leur permet d’économiser des frais qui sont quand même de l’ordre de milliards en ce qui concerne l’installation des câbles, donc c’est très intéressant pour eux. Par contre, ils se placent dans la position du client, donc ils se placent en dépendance, évidemment, sur l’ensemble de la chaîne. On voit justement que ces télécoms, qui sont donc nos acteurs locaux, sont en dépendance avec l’ensemble de la chaîne logicielle et de plus en plus maintenant qu’on a sur les télécoms une présence du numérique de plus en plus forte – avec la 5G, la 6G, vous avez évidemment beaucoup plus de numérique qu’avant. Il y a une dépendance qui se fait là-dessus et, par ailleurs, celle-ci est très liée à ce qui se passe sur le spatial, ce sera ma dernière partie « Infrastructures ».
Numérique et spatial : des destins liés
Le numérique et le spatial ont des destins liés depuis un certain temps déjà. On pouvait voir dans les années 2000, par exemple avec le stockage et l’analyse des données d’observation. Aujourd’hui c’est devenu un enjeu de souveraineté numérique. Robert Belmer, d’Eutelstat, le disait très bien à l’Assemblée nationale, lors de la mission « Bâtir et promouvoir une souveraineté numérique » [5] : « Il y a aujourd’hui une résonance très forte entre l’espace et le sol et on n’a pas assez de développement sur le segment sol en Europe ». En effet, le problème c’est que lorsque vous développez des constellations satellitaires, celles-ci doivent avoir un relais au sol, forcément, donc maillage satellitaire signifie maillage au sol.
Maillage de l’infrastructure au sol
Je vous conseille d’aller regarder, si vous êtes curieux, cette étude [6] de chercheurs chinois qui faisaient une proposition assez intéressante sur la manière de connecter ces réseaux satellitaires au sol. On voit que dans ces technologies-là les technologies cloud ont une place majeure. Ce qui est assez important aussi, ce qui va valoriser les monopoles, c’est qu’un satellite a besoin d’un relais au sol assez cohérent et assez homogène, ce qui va forcément favoriser les acteurs qui ont déjà un maillage au sol cohérent.
Quand on est déjà dépendant sur le maillage au sol pour l’activité numérique par réseau câblé, si on ajoute la dépendance au satellite qui, elle-même, va dépendre de ce maillage au sol, c’est assez facile de comprendre qu’au final les gagnants de l’affaire sont évidemment ceux qui vont maîtriser le maillage au sol. D’ailleurs on le voit très bien avec les grands pouvoirs qui se forment là-dessus, AWS, leader justement du cloud et le projet d’Amazon, Kuiper, donc la même entreprise et, de son côté, Starlink qui a évidemment aussi ses partenariats avec Google et Microsoft pour avoir un maillage au sol cohérent.
Piste du maillage territorial
Au niveau du maillage territorial, ce qui peut être très intéressant c’est d’avoir une logique beaucoup plus européenne. Se dire, par exemple, que si à l’avenir, en Europe du Nord, il est plus intéressant de construire des centres de données pour des raisons climatiques, etc., plutôt que de laisser aux entreprises américaines le fait de mettre en dépendance à leurs infrastructures ces pays-là, on pourrait aussi travailler au niveau d’une stratégie industrielle européenne pour partager, sur le territoire, certaines infrastructures. Ce serait, quelque part, gagnant-gagnant puisque eux garderaient la maîtrise des datacenters et on pourrait peut-être faire le logiciel, à voir, on a quand même pas mal de compétences sur le sujet pour faire cela et des acteurs, des entreprises françaises et européennes qui maîtrisent assez bien le cloud au final et on devrait les mettre plus en avant.
Pa ailleurs, plutôt que d’avoir des géants, tout à l’heure je vous parlais des problèmes des multinationales comme Nestlé Waters, il est plus intéressant, pour le maillage territorial, d’avoir des acteurs nombreux et de plus petite taille, pour une question d’adaptabilité et de résilience. En effet c’est comme sur un réseau, quand on a beaucoup d’acteurs, quand un ne fonctionne pas, on peut passer à l’autre.
Un contrôle politique affirmé puisque sur les acteurs privés de plus petite taille on peut avoir moins de concentration de pouvoir. Le fait d’avoir des acteurs de plus petite taille favorise le fait de pouvoir les contrôler et ça favorise également l’interopérabilité puisque le fait d’avoir des technologies différentes fait qu’à un moment donné il faut créer des passerelles. L’interopérabilité peut être boostée aussi par la diversité, c’est ce qu’on peut faire aujourd’hui, ce qu’on fait de plus en plus et ce vers quoi on pourrait aller si on travaillait en cohérence.
Chantier politique
Je n’ai vraiment pas beaucoup de temps, je vais aller très vite, mais je pense que c’est très important. On en a beaucoup parlé dans les débats sur la souveraineté numérique. Cette lutte anti-monopole, comme vous avez pu le comprendre, le fait de lutter contre cette concentration de pouvoirs, implique que l’État fasse un choix notamment vers la commande publique, certes, et qu’il favorise une certaine forme de protectionnisme ciblé que nous n’utilisons pas beaucoup en France — c‘est devenu un peu gros mot, quelque part en Europe, de parler de protectionnisme. Ce serait de favoriser vraiment les entreprises françaises et européennes, chose qui est tout fait possible même dans le cadre des traités européens. Dans certains cas, quand c’est dans une optique de stratégie et d’intérêt commun, on peut le faire.
Faire de la commande publique un levier d’amélioration et de diffusion des produits numériques pour sortir vraiment de cette logique de produit sur étagère qu’on a aujourd’hui. Dès que l’État va choisir un acteur numérique, il choisit forcément un GAFAM tout simplement parce que le produit est déjà tout prêt. Eh bien non ! On pourrait revenir à une logique industrielle de production de technologies où la commande publique permet d’améliorer la technologie.
Et enfin, chose qui me semble quand même très importante, c’est de sortir de la logique de transformation numérique telle qu’on la fait aujourd’hui, qui est, en fait, assez compatible avec une idéologie consumériste qui vous place dans la position du client. La transformation numérique à tout prix, aller le plus vite possible, c’est utiliser des produits sur étagère, c’est se placer dans la position du client passif, c’est ne plus apprendre les langages natifs mais apprendre plutôt uniquement les frameworks – c’est très bien pour plein de choses, je ne dis pas le contraire –, mais le langage natif peut aussi aider à fabriquer le cœur des technologies, aider à mieux appréhender tout ce qui va être de l’ordre du langage machine, donc fabriquer vraiment la technologie et non pas simplement utiliser ce qui a été conçu pour vous.
En gros, l’idée c’est de faire une stratégie industrielle qui repose sur le développement technologique. Je vais m’arrêter là. C’est la fin.
[Applaudissements]