Luc : Décryptualité. Semaine 11 de l’année 2022. Salut Manu.
Manu : Salut Luc.
Luc : Sommaire ridicule cette semaine, deux articles seulement !
Manu : Ridicule je ne sais pas, mais c’est vrai que je ne vais peut-être pas le publier sur les sites sur lesquels on publie habituellement.
Luc : Acteurs publics, « Travail collaboratif, dépendance aux GAFAM ou risques de cyberattaques ? », un article de la rédaction.
Manu : C’est un truc un peu global, le télétravail reste effectivement un sujet d’actualité. Dans les administrations et collectivités il y a pas mal d’outils qui sont basés là-dessus et on sait que ça a été important aussi dans l’éducation, mais pas que. C’est toujours intéressant de voir ça, même si effectivement, n’oublions pas, l’informatique en nuage, le cloud, c’est souvent les GAFAM qui gèrent, donc il y a des problématiques de ce côté-là.
Luc : UnderNews, « Supply chain : stopper l’élan des cybercriminels », un article de la rédaction également.
Manu : C’est toute une discussion sur la chaîne de fournitures des logiciels, donc les dépendances. Quand on utilise un logiciel, souvent, notamment et surtout dans le logiciel libre, parce que le logiciel libre permet facilement d’utiliser des dépendances que l’on ne maîtrise pas soi-même, et effectivement, si on ne maîtrise pas toute cette chaîne, on risque de se faire hacker à un moment donné. Il y a eu un exemple il n’y a pas longtemps avec une librairie libre qui s’est un peu auto-sabotée, mais dans un certain contexte.
Luc : C’est la deuxième fois que ça arrive dans un délai court, c’est lié à la guerre en Ukraine. L’auteur de ce logiciel s’est débrouillé pour que tout ce qui est écrit en russe soit effacé. Ça ne nuit pas aux gens qui ont des logiciels dans lesquels il n’y a pas la langue russe, mais ça a ruiné les données des autres.
Manu : On voit bien la direction, mais n’oublions pas qu’en Ukraine ils parlent aussi beaucoup le russe, donc ça peut être compliqué comme usage, en tout cas saboter reste risqué.
Luc : Et dans la supply chain ce sont aussi des services. C’est-à-dire que même si ce ne sont pas des logiciels qu’on installe, on peut faire appel à des services hébergés, proposés par d’autres entreprises. On l’avait vu notamment avec les histoires de DNS, de gestion de DNS, l’année dernière je crois, il y avait eu une panne majeure parce qu’un service de DNS était tombé en panne et plein de sites n’étaient plus accessibles. C’est juste un exemple, il y a en a des tonnes dans tous les domaines, dès lors qu’on achète ces services-là on ne contrôle plus ce qui se passe chez nos fournisseurs ; ils peuvent mal faire leur boulot, on peut être impacté derrière par tout ça.
Manu : Il se trouve qu’on joue ensemble à des jeux de rôle. Cette semaine je te parlais de l’histoire des jeux de rôle et tu m’as fait une remarque qui m’a un peu étonné.
Luc : Le jeu de rôle est apparu en 1977, donc au siècle dernier, il y a 50 ans, presque un demi-siècle. À l’origine du jeu de rôle il y a des wargamers, des gens qui aimaient le wargame, la simulation militaire. Ils avaient découvert Le Seigneur des anneaux, le roman. Ils avaient été scotchés par ce truc-là, ça avait vraiment frappé leur imaginaire et ils avaient décidé de créer un wargame qui se déroulerait dans l’univers du Seigneur des anneaux ou un truc approchant. Ils ont fait ce qu’ils aimaient, c’était un premier wargame qui s’appelait Chainmail, la Cotte de mailles [1]. Et puis ils se sont dit qu’ils avaient envie de jouer à une échelle plus proche de leurs héros puisque, dans ces univers fantaisie, les héros ont une importance énorme. Ils ont créé le premier jeu de rôle qui s’appelait Donjons et Dragons, qui reste aujourd’hui le jeu le plus joué, mais effectivement ça vient de cette logique du wargame, de la simulation militaire qui est redescendue jusqu’à un niveau de simulation tactique à l’échelle de chaque héros. Après, évidemment, il a beaucoup évolué, notamment cette façon de jouer très proche de la simulation même si elle n’est pas réaliste, elle reste aujourd’hui majoritaire. D’autres façons de jouer le jeu de rôle se sont développées, beaucoup plus centrées sur la partie narrative, l’histoire, les interactions entre les personnages où le système de simulation va être réduit à une importance beaucoup plus faible.
Manu : Cette approche m’a scotché. Je n’avais pas réalisé qu’il y avait ce mélange des genres à l’origine. Je savais bien qu’il y avait le Le Seigneur des anneaux, que c’était important et que ça avait vraiment insufflé toute une génération de gens dans une imagination hyper-créative. D’ailleurs, encore aujourd’hui c’est quelque chose que je remarque, y compris chez toi, les jeux de rôle sont un domaine vraiment imaginaire, très créatif, il y a de nombreuses communautés qui vont toutes partager entre elles des règles, les faire évoluer. Il y a quasiment autant de jeux de rôle qu’il y a de meneurs de jeux.
Luc : Oui. Et les règles ne sont qu’un aspect des choses, c’est toute la partie univers de jeu, après on peut en inventer de toutes pièces, on peut prendre des univers connus et les arranger à sa sauce, faire des scénarios, créer ses personnages. Il y a de multiples façons de se les approprier.
Manu : On a joué à un jeu basé dans le monde de...
Luc : Game of Thrones. On a fait toute campagne menée par un de nos amis.
Manu : Il y a des univers fantaisie. C’est quoi ? C’est de la mécanique du 19e siècle à une sauce d’aujourd’hui ?
Luc : Du steampunk [2], je crois que c’est un petit peu passé de mode maintenant. Il y a un peu tous les univers. La fantaisie reste celle qui passe devant tous les autres, c’est un peu une sorte de culture du milieu, c’est resté très important.
Quel rapport avec le Libre et l’informatique ? C’est un sujet assez vaste. On en avait déjà parlé à l’occasion. Dans les points communs qu’on peut voir c’est déjà l’idée que le jeu de rôle c’est une pratique. C’est-à-dire qu’on peut acheter des manuels ou écrire des choses soi-même, mais c’est quelque chose qu’on va faire en se mettant autour d’une table et en jouant ensemble, ce qui se veut dire qu’on n’est pas dans une position passive, on est dans une position de mettre en pratique, de jouer, de faire travailler son imaginaire, de partager des choses ensemble, il y a cet aspect communautaire, cet aspect de co-construction qu’on trouve aussi dans le logiciel libre. Tout ça fait qu’on a un peu ce point commun et on a quand même pas mal de libristes qui connaissent le jeu de rôle ou qui jouent eux-mêmes.
Manu : Ça emporte avec soi des problématiques. Les règles, les mondes imaginaires sont parfois contrôlés par le droit d’auteur et ça fait que ces communautés sont tiraillées.
Luc : Oui effectivement. Au début des années 2000, inspirées par le monde du logiciel libre, deux licences s’étaient développées.
L’OGL [Open Game License] [3] permettait de reprendre notamment le système de jeu, c’était beaucoup centré sur le système de jeu, avec cette idée de mettre en commun ce système de telle sorte que les joueurs puissent jouer dans des univers très variés, sans avoir à réapprendre un nouveau système, ce qui avait été identifié comme un frein. Après, ça se discute, parce que je pense que le système en lui-même peut être un reflet plus ou moins efficace d’un type d’univers, on va avoir des choses un peu aléatoires, un peu impressionnantes dans certains univers et dans d’autres on va vouloir avoir quelque chose de beaucoup plus réaliste.
Il y avait une autre licence, la licence d20 [4]. Là on était un peu plus dans une logique hégémonique, l’idée c’était de permettre à des éditeurs tiers de faire, en gros, l’équivalent de plugins dans l’informatique mais sur des jeux, donc avec l’obligation d’aller se référer, pour certains mécanismes de jeux, au manuel de règles édité par l’éditeur qui avait fait cette licence-là.
Manu : On pourrait presque s’attendre à ce qu’on puisse utiliser la GPL [5], la licence par essence du logiciel libre. Après tout, on est en train de partager une sorte de code, de code d’usage, et on peut ensuite l’appliquer.
Luc : Plein de jeux sont sortis en Creative Commons [6], ça s’est fait. Le truc du jeu de rôle c’est que le marché est minuscule, il n’y a pas vraiment d’argent à gagner. Peut-être qu’en langue anglaise des gens arrivent à en vivre, mais personne ne devient riche avec ça. Des gens en font en langue française, des jeux sont toujours édités, ce sont de toutes petites éditions et, en général, les gens qui font ça le font pour le plaisir avant tout. Mais il y a toujours cette idée assez fréquente de ne pas mettre en commun et de dire « c’est mon jeu, j’ai mon droit d’auteur dessus, je contrôle ».
Manu : J’ai l‘impression qu’appliquer des règles, être actif, c’est quelque chose qui un peu dans l’air du temps, qu’il n’y a pas seulement ces disciplines-là. Le logiciel libre est un milieu où on applique des règles à tous et où nous sommes tous un peu co-constructeurs de notre monde. Le jeu de rôle fait ça. Nous sommes tous co-constructeurs de notre monde, on s’y applique, mais j’ai l’impression que c’est quelque chose qui commence à se mettre en place dans plein d’autres disciplines.
Luc : Oui. Je ne sais pas si c’est pour tout le monde. C’est effectivement une chose qui m’a marqué c’est que la deuxième liberté, la liberté une dans le logiciel libre [7], le droit d’étudier le logiciel, de voir comment il est fait, nous place d’emblée dans cette idée que l’informatique ce n’est pas juste utiliser le logiciel, que ça peut-être également de savoir comment ça marche, de regarder, donc d’être dans une logique de pratique : on pratique le logiciel, on pratique l’informatique. On a parlé longuement ici dans le podcast de tout ce qui peut se passer derrière l’informatique, de comment on peut être manipulé, orienté, etc., et pourquoi c’est important de maîtriser son sujet et si on veut le maîtriser il faut le pratiquer.
Comme tu le dis, il y a effectivement d’autres domaines, le jeu de rôle c’est ça, c’est une pratique et, de fait, les joueurs s’approprient des univers comme ils veulent ; des fois ça peut être des univers très connus comme Star Wars ou des choses comme ça. Du coup, dans ces univers-là les gens font ce qu’ils veulent à côté du film, ils ont leur propre version de l’univers, ils se l’approprient.
On peut aussi avoir des gens qui font des jeux de rôle amateurs sur des univers où il n’y a jamais rien eu de publié, parce qu’ils en ont envie. Cette appropriation, faire de cet imaginaire une pratique, c’est quelque chose qui vient assez naturellement.
Manu : Ça me fait penser à un autre univers, il y a des points communs, c’est l’archéologie. Je tombe sur des vidéos de youtubeurs où on parle d’archéologie expérimentale. Les gars ont l’habitude de creuser, mais là ils essayent d’appliquer dans des usages un peu de tous les jours : qui va utiliser un outil, qui, en se basant sur de gravures, va utiliser des mouvements, va essayer de se positionner d’une certaine manière par exemple dans des combats. Ils vont essayer d’appliquer ce qu’ils pensent des règles, des ingrédients par exemple, et voir comment ça marche. Souvent ils vont se rendre compte que ça ne marche pas comme ils pensaient.
Luc : Il y a des projets énormes. Il y a le château de Guédelon [8] qui est assez connu, qui est un projet de reconstruire entièrement un château-fort avec les techniques de l’époque, sans utiliser les technologies modernes. Ça leur permet justement de se mettre en condition. Ce qui est intéressant c’est que cette recherche est faite par des universitaires mais également par des artisans. On voit comment cette pratique permet finalement à des gens d’horizons différents de construire un nouveau savoir parce qu’ils se mettent en situation de le faire. On se rend compte que ces artisans ont finalement énormément de choses à dire, de savoirs à construire avec des universitaires parce que la pratique manuelle est pleine d’intelligence, pleine de connaissances, c’est juste que ce n’est pas le genre de connaissances dont on va faire des articles universitaires. C’est bien en faisant converger ces deux univers qu’on arrive à enrichir la connaissance et la compréhension du passé.
Manu : À notre époque ça donne mieux que des articles, ça donne des documentaires. J’en ai vu pas mal sur Guédelon. Les Britanniques, notamment, aiment beaucoup y aller, il fait beau temps, c’est français, ils aiment bien. Ils testent effectivement comment on va décorer avec du sable d’ocre local, comment on va appliquer les techniques de pierre qui ont été perdues et qu’on est en train de retrouver ; c’est pas mal !
Luc : À mon avis ils veulent refaire la Guerre de Cent Ans, c’est la dernière étape de la reconstruction du château.
Manu : Oui, justement, on a mieux. On a le HEMA, Historical European Martial Arts. Il y a les arts martiaux asiatiques qu’on connaît plutôt bien par les films de différents médias, mais on a aussi quelque chose d’un peu équivalent en Europe, qui s’est reconstruit, on essaye de se réapproprier les techniques d’arts martiaux historiques. J’ai vu pas mal de gars qui, pareil, en regardant les gravures, en regardant les descriptions de comment on se battait avec telle arme ou telle arme, se confrontent à la réalité, font des tests de combat, parfois à plusieurs, dans des équipes. Ils regardent. Là, la guerre de Cent Ans, on est prêt !, on peut essayer de faire quelque chose.
Luc : D’ailleurs on apprend que les combats à l’ìépée ça n’est absolument comme dans les films. La réalité était très différence. C’est assez rigolo de voir l’écart qu’il peut y à avoir entre ce que l’imaginaire a pu faire avec des grands mouvements qui rendent bien à l’écran et la réalité des combats de l’époque qu’on a retrouvée.
Manu : J’aime beaucoup les flèches enflammées. Non, une flèche enflammée ça ne marche pas bien, c’est très compliqué ! À l’occasion, pour démarrer un feu, mais ce n’est vraiment pas une pratique très usuelle. C’est comme couper les cordes dans les films, ça me fait marrer !
Luc : Je ne te crois pas, tu essayes de ruiner tous mes rêves !
Manu : Toutes ces pratiques-là sont des choses qu’on retrouve de plein de manières dans nos usages aujourd’hui. Je fais le rapport avec Internet. Internet et la co-construction d’un autre univers, c’est Wikipédia. Je sais que tu as été auteur de Wikipédia, tu as construit de la connaissance.
Luc : C’était il y a bien longtemps maintenant.
Effectivement, c’était une autre chose, toujours dans cette idée de la pratique, qui m’avait marqué à l’époque. J’avais réalisé à quel point le savoir est également une pratique. Quand on contribue à Wikipédia il faut aller chercher des informations, les croiser. On va se rendre compte qu’en fonction des sources d’infos on va avoir des choses un petit peu divergentes ou des points de vue différents. Même s’il n’y a pas de mensonge ou que ce n’est pas une personne qui se trompe, le simple point de vue peut changer radicalement les choses. Si on veut comprendre, si on veut convaincre les autres et s’entendre sur une description des choses, c’est toute une partie et, au final, une démarche très différente d’une démarche, on va dire, plus scolaire où on dit « voilà le savoir, tu lis le livre et ce qui est dedans est vrai ». Je pense effectivement qu’on comprend bien mieux les choses quand on est dans cet aspect « pratique du savoir » que quand on est dans de l’apprentissage par cœur. Je pense que c’est valable dans beaucoup de domaines au final.
Manu : Je pense aux fablabs. C’est typiquement le genre d’endroit où on fabrique soi-même, plutôt que de juste consommer on va construire. Je suis sûr qu’on pourrait l’appliquer aux salles de cours ; après tout les étudiants sont souvent juste en train de consommer de la connaissance sans forcément la critiquer. On ne leur demande pas de la critiquer, de la remettre en cause, donc oui, ils sont juste en train de consommer plusieurs heures dans une journée. C’est peut-être un peu du gâchis, il y a peut-être quelque chose à réfléchir en co-construction.
Luc : Oui. Après des gens te diront que seule une minorité, une élite minoritaire, est capable d’être dans une logique de pratique. Je pense qu’il y a des pratiques dans beaucoup de domaines différents qu’on va pouvoir considérer comme triviaux.
En tout cas une chose qui permet au plus grand nombre de rentrer dans la pratique, notamment au travers de l’informatique, c’est le logiciel libre, soit qu’on veuille faire de la technique, du code, de l’administration, ce genre de choses, on a les moyens, tout est là, tout est disponible, soit qu’on veuille avoir des outils qui permettent de créer, eh bien pareil, on n’a pas besoin de les acheter une fortune, on peut faire tout ce qu’on veut avec, on peut les bidouiller et on a ces outils pour créer d’autres outils ou créer tout ce dont on a besoin de créer. Je trouve ça plutôt bien.
Manu : Petite remarque dans l’oreille. Si vous avez du temps libre, il y a du triage de tickets pour GIMP [9] qui mériterait d’être fait par plein de volontaires, parce que je crois qu’ils sont très en retard sur leurs tickets. Je dis ça en passant !
Luc : Je pense qu’aucun éditeur logiciel nettoie ses tickets. J’ai vu des éditeurs propriétaires avec des tickets vieux de 12 ans !
Manu : Je ne jette pas la pierre, je propose d’aller aider.
Luc : Faisons mieux dans le logiciel libre, tu as raison. On se retrouve la semaine prochaine.
Manu : À la semaine prochaine.
Luc : Salut.