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Éric Fourcaud : Nous sommes avec Philippe Ajuelos, administrateur ministériel des données, des algorithmes et des codes source à la Direction du numérique pour l’éducation [1] au ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse.
Bonjour Philippe Ajuelos.
Philippe Ajuelos : Bonjour Éric.
Éric Fourcaud : Les données, Philippe, on en parle depuis pas mal de temps au ministère et globalement dans le monde du numérique. On a parlé de big data, on a parlé de données au moment de la publication du RGPD qui a été un gros sujet, notamment dans l’Éducation nationale. Je rappelle que RGPD veut dire Réglement général sur la protection des données [2], pour protéger nos enseignants et surtout nos élèves. On parle aujourd’hui d’autres champs dont on ne parlait pas avant, comme les données ouvertes. Donc, à priori, le ministère de l’Éducation nationale, notamment la Direction du numérique pour l’éducation s’est organisée en conséquence.
Philippe Ajuelos : Oui. Nous nous sommes organisés sous l’impulsion du Premier ministre qui a imposé à tous les ministères, dans le cadre de la politique de la donnée, des algorithmes et des codes sources de l’État, de désigner, dans chaque ministère, un administrateur ministériel des données, des algorithmes et des codes sources, si tu préfères un AMDAC, qui a pour objet d’élaborer la stratégie de la donnée, des algorithmes et des codes sources de son ministère, qui est le coordonnateur de l’ensemble des services qui relèvent de son département ministériel, notamment les directions de l’administration centrale, les services déconcentrés et les opérateurs de l’État, s’agissant du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports. Je suis donc chargé de mettre en place cette stratégie, d’être ce coordinateur, ce contact aussi bien institutionnel que citoyen sur les problèmes types de données et d’applications numériques pour le ministère de l’Éducation nationale de la Jeunesse et des Sports, sachant que tous les autres ministères sont dotés d’un AMDAC.
Éric Fourcaud : Vous me disiez, en préalable, qu’il y a 15 AMDAC. Cette fonction suppose une coordination à l’échelle des académies, un travail avec les opérateurs de l’État, qui touche la sphère de l’éducation et de la jeunesse, l’EdTech [3]. Peut-on présenter globalement ce schéma organisationnel et ses liaisons avec tous ces acteurs, les opérateurs ?
Philippe Ajuelos : En fait, d’une façon générale, l’État et les AMDAC s’inscrivent dans une action publique plus efficace, plus aidante, plus transparente, qui produit un meilleur service public. Pour ce qui nous concerne, c’est évidemment d’accompagner les différents acteurs de l’Éducation nationale, évidemment les personnels enseignants, non enseignants, les élèves, les parents, les collectivités locales, la recherche, sans oublier les opérateurs économiques. Avec mon adjointe, Murielle Lavelle-Cassano, nous nous appuyons sur une feuille de route qui est validée par le Comité ministériel stratégique de la donnée, qui est publié sur le site web du ministère et de la DINUM [Direction interministérielle du numérique] [4], qui peut donc être connu de toutes et de tous.
Cette feuille de route embrasse 42 actions et adresse 9 thématiques. Tu vas comprendre que c’est très large mais que, comme ça s’appuie sur pas mal d’acteurs, on est obligé de mettre en œuvre réellement ces thématiques et ces actions. Ça va être évidemment l’open data, les codes sources et algorithmes, les logiciels libres, les communs numériques et puis des sujets qui sont importants notamment en matière de souveraineté, de politique économique et de compétitivité aussi bien de la recherche que des entreprises ; ce sont ce qu’on appelle les plateformes de données sectorielles, les plateformes de données d’éducation, les plateformes de données des sports et aussi des problématiques type intelligence artificielle puisque, de plus en plus, on développe et on va développer des outils basés sur l’intelligence artificielle.
Les enjeux qu’on adresse portent aussi bien sur des problématiques de souveraineté, d’amélioration continue du service public de l’éducation que d’acculturation et de formation au numérique, notamment pour préparer les futures générations aux enjeux technologiques, éthiques — c’est important éthiques —, et de citoyenneté.
Donc rien de nouveau sous le soleil si ce n’est une démarche qui se veut plus professionnelle, plus accompagnante et aussi une cible qui est le passage à l’échelle avec ce qui s’est passé, notamment lors des différents confinements et contraintes sanitaires : cette fracture numérique qui est apparue et cette nécessité d’être dans une démarche d’indépendance par rapport à des solutions qui peuvent exister ici ou là et qui empêcheraient le service public de l’éducation de fonctionner.
Éric Fourcaud : Tu viens de nous expliquer, si je comprends bien, que les AMDAC ont été créés suite au Covid ; c’est, quelque part, une sorte de réaction, même si, tu précisais, on sait que le ministère travaille depuis longtemps sur ces sujets : l’IA, les données sont des sujets qui sont coordonnés par la DNE [1] depuis longtemps. Qu’est-ce qui va changer, quelle implication ça va avoir pour les partenaires notamment membres de l’Éducation ?, je parle de la recherche, des Edtech [3]. On parle de passage à l’échelle, est-ce que ça veut dire plus de moyens, plus d’argent, quelque part, parce que des programmes vont accompagner tout ça, ce n’est pas simplement de la coordination, on va parler de création, de nouvelles plateformes, d’efficacité ; quand on parle d’efficacité je suppose qu’il va y avoir plus de choses.
Philippe Ajuelos : Pour être précis, la crise sanitaire a révélé pas mal de choses, mais le projet de politique de la donnée, c’est quelque chose qui précédait, en réalité, la crise sanitaire ; cela n’a fait qu’accélérer la nécessité d’avoir une politique coordonnée au niveau de l’État et au niveau européen. On s’appuie et on est intégré dans un cadre national et européen qui est coordonné notamment par la DINUM [4], il faut le préciser à ce stade-là. De la même façon, l’AMDAC que je suis s’appuie sur des référents dans les directions, bientôt dans les services déconcentrés chez les opérateurs, qui vont fonctionner comme autant d’ambassadeurs de la politique de la donnée, des algorithmes et des codes sources, aussi bien pour leur organisation que pour les partenaires avec lesquels ils travaillent.
Le passage à l’échelle : quand on parle de 1 200 000 collaborateurs de l’Éducation nationale, 800 000 professeurs et 400 000 administratifs, quand on évoque 12 millions d’élèves et grosso modo deux fois plus de parents, on imagine évidemment que l’enjeu du passage à l’échelle est un enjeu qui est difficile, mais qui est obligatoire. On vit dans un monde numérique, on ne peut pas imaginer ne pas embarquer les futures générations et les générations actuelles dans ce cadre-là. Donc plus de moyens.
Des moyens sont déjà sanctuarisés. Lors des Ludovia précédents on avait annoncé la création et ensuite la mise en œuvre de ce qu’on appelle des partenariats d’innovation Intelligence artificielle pour l’apprentissage du français et des maths pour les élèves de CP, CE1, CE2 [5]. Cette année seront lancés, avec trois fois plus de moyens que ceux initialement consacrés pour ce premier projet évoqué, la mise en place d’outils pour l’apprentissage du français, des mathématiques et aussi des langues vivantes pour les cycles suivants jusqu’au lycée. C’est donc une très belle mobilisation.
Des moyens seront sanctuarisés pour la plateforme des données de l’éducation avec notre partenaire Inria [Institut national de recherche en informatique et en automatique] qui va monter cette plateforme avec nous.
Ce sont des moyens issus de la stratégie d’accélération, donc une volonté, évidemment, d’embrasser non seulement des sujets aussi bien de souveraineté, de compétitivité et, comme je l’ai rappelé, cette compétitivité s’adresse aussi bien aux institutions publiques qu’aux opérateurs économiques privés, notamment les Edtech [3].
Éric Fourcaud : Je note trois mots clés qui reviennent souvent dans votre discours : on parle de souveraineté – c’est un mot qui est de plus en plus à la mode en ce moment sous la pression des événements, on va dire – on parle aussi d’Europe et d’éthique ; tout cela est forcément un petit peu lié, je suppose. Est-ce qu’on n’a pas, justement, une nouvelle approche, peut-être un peu plus souverainiste, je ne sais pas si le mot est exact, une volonté de vraiment faire attention parce qu’on sait qu’à force de ne pas y prendre garde il peut y arriver des accidents tels qu’on peut les connaître en ce moment ? Donc est-ce que c’est aussi, notamment avec l’Europe, une volonté d’affirmer une indépendance à l’échelle d’un territoire plus large que celui de la France ? Je ne sais pas si c’est dans tes cordes d’en parler.
Philippe Ajuelos : Si. Encore une fois, qu’il s’agisse des plateformes sectorielles de données ou même de la stratégie par exemple d’IA, nous sommes évidemment associés, plus qu’associés d’ailleurs : nous sommes contributeurs de ces politiques, nous sommes partenaires de ces politiques au niveau national et nous sommes contributeurs et partenaires au niveau européen puisque, au niveau européen, les mêmes problématiques se dégagent et sont coordonnées par la Commission européenne via plusieurs actions et plusieurs organismes qui s’occupent de cela. On a donc vocation à s’organiser.
Je sais que le terme « souveraineté » peut peut-être choquer, c’est sûr que c’est un mot que nous, Français, avons du mal à évoquer ; quand on est notamment en plein débat de présidence, d’élection présidentielle, selon la personne qui va évoquer ce terme-là, il ne prendra pas le même sens. Il y a quand même une question d’indépendance à assurer, indépendance vis-à-vis des opérateurs économiques, d’ailleurs quelle que soit leur nationalité : on peut être dépendant d’un opérateur français et ça peut aussi poser question sur l’action de l’État, mais il serait faux d’imaginer que c’est le cas en réalité. La réalité c’est que nous avons besoin d’avoir des acteurs français et européens, je dirais d’abord français parce qu’on adresse des problématiques d’éthique, je vais t’en dire deux mots, parce que, pour être forts ensemble, je pense qu’il faut être fort déjà soi-même, c’est ma position et on a assez de moyens en France sur le plan technologique, de chercheurs mais aussi de sociétés, pour essayer de construire quelque chose avec des partenaires français évidemment, ou même étrangers.
La question ce n’est pas l’exclusion de l’autre et d’un système économique globalisé, on ne va pas revenir aux frontières de la France ou même de l’Europe. On travaille dans un système qui est ouvert et ce n’est pas le problème, ce n’est pas la discussion. La discussion c’est notre indépendance et notre capacité d’agir notamment en période de crise. On s’est aperçu qu’il y a eu des bugs malgré le travail de tous, la mobilisation de tous, et on est là pour améliorer de telle façon à ce que ces bugs ne se reproduisent pas quel que soit le contexte sanitaire, de guerre ou autre, qui empêcherait le bon fonctionnement du service public de l’éducation, pour ce qui me concerne, en France et en Europe.
Sur la partie éthique, les questions qu’on adresse sont des questions qui sont liées à la mise en place des nouvelles technologies qu’on va utiliser, mais aussi du big data. On voit bien que le croisement de l’intelligence artificielle, du big data, pourrait, sans contrôle, nous amener à des services qu’on ne veut pas voir parce qu’ils discrimineraient au lieu d’inclure, préjugeraient au lieu de lutter, justement, contre tout ce qui pourrait être un moyen d’échapper à une fin déjà définie. On est donc dans des démarches où, par exemple, le fait même de créer une plateforme de données d’éducation est un problème éthique au regard des conséquences technologiques possibles. C’est une question qu’on se pose et qu’on va se poser avec Inria et d’autres partenaires, on va élargir : il y aura une collectivité, il y aura les personnels enseignants, les familles, les citoyens, la recherche ; il y aura le Comité d’éthique [6] qu’on a mis en place au ministère ; il y aura des philosophes, des scientifiques, des médecins, qui vont nous permettre aussi de réfléchir à cela.
Je ne sais pas si on a le temps mais je peux donner un exemple. On travaille beaucoup à des outils qui permettent l’inclusion, qui luttent contre l’exclusion et ce qu’on appelle les décrocheurs. Il y a eu un travail énorme réalisé depuis des années par les différents ministres : ces dernières années, on a vu baisser quasiment de moitié le nombre de décrocheurs. Une prise de conscience, un travail de fond a été mené, mais il en reste quand même trop, autour de 70 000, 80 000, jusqu’à 100 000 pour certaines années, ces chiffres sont en baisse, mais c’est trop ! L’idée c’est évidemment de trouver des outils qui nous permettraient de prévenir ces décrochages. Tout le monde y réfléchit, des études sont faites même à l’étranger, on s’y penche.
Premier problème éthique : en fin de compte, si on s’appuie sur la donnée et juste la donnée, on s’aperçoit que ce sont des populations qui n’apparaissent pas dans les données, parce que, généralement, décrochage est associé à absentéisme. On va faire des outils et les données qui vont alimenter ces algorithmes vont plutôt identifier ceux qui sont présents et ceux qui ne sont pas en décrochage ou en décrochage total. Ça nous pose donc une difficulté.
Une autre difficulté qu’on essaye d’adresser avec le Comité d’éthique : les données des élèves, comme celles des professeurs, ne sont pas sensibles au sens de la réglementation. Les données de santé, par exemple, sont des données sensibles. Les données des élèves, les données pédagogiques des élèves, les données des profs, ne sont pas sensibles au sens de la réglementation. Tu imagines bien que, pour nous, les données des élèves comme celles des profs, sont des données ultra-sensibles. Nous sommes donc obligés de travailler avec le Comité d’éthique [6], avec la CNIL [Commission nationale de l’informatique et des libertés], justement pour protéger ces données. On travaille aussi avec les opérateurs économiques, on doit avoir un discours très clair par rapport à ça. Pour nous c’est un problème éthique majeur parce que la valorisation de la donnée ne doit pas passer par des biais qui feraient, encore une fois, qu’au lieu d’inclure on exclue, au lieu d’échapper à un déterminisme, on force ce déterminisme, on accroisse ce déterminisme. L’idée, pour nous, c’est bien la réussite de l’ensemble des élèves et leur permettre d’être citoyens à part entière, notamment dans leur dimension numérique.
C’est un élément important. Ce sont des années de travaux du Comité d’éthique qui a été créé en 2019, maintenant deux ans, et c’est pour nous, quelque part, notre référence, notre ligne de mire pour ne pas dévier de ce qu’on doit proposer et de ce qu’attend le citoyen actuel, notamment les parents, les professeurs aussi, et le citoyen en devenir que sont les élèves ; pour eux, on ne peut pas dévier de cette trajectoire-là. Nous ne voulons pas, un jour, être accusés de ne pas avoir protégé les données des élèves et des profs français.
Éric Fourcaud : Philippe, merci beaucoup pour cette petite conclusion.
Quand on a démarré l’entretien, que j’ai annoncé qu’on était en compagnie de l’administrateur ministériel des données, des algorithmes, des codes sources, hou là, là !, tout ça ça fait très froid comme logique, on est dans la donnée, on est dans l’informatique, et puis, finalement, on a fini sur l’éthique, sur l’envie de sauvegarder cette inclusion que permet l’Éducation nationale. Je vous remercie beaucoup, Philippe, d’avoir terminé sur ce sujet de l’éthique qui est, en partie, un des sujets de l’université d’été de Ludovia cet été.
Merci Philippe.
Philippe Ajuelos : Merci et à bientôt Ludovia.