Delphine Sabattier : Avec moi pour commenter l’actu Tariq Krim. Bonjour.
Tariq Krim : Bonjour.
Delphine Sabattier : Je précise que tu es fondateur de Netvibes [1], de Jolicloud [2] et de Polite.one [3].
Ensemble nous allons commenter notamment la tribune [4] qui a été publiée dans Le Monde, une tribune sur la souveraineté. Ce sont des développeurs et des professionnels du logiciel, du cloud, qui s’alarment de cette incapacité des pouvoirs publics à faire confiance aux jeunes entreprises de la tech française. Ils s’alarment aussi d’une préférence aux GAFAM. Déjà, est-ce que vous connaissez les signataires de cette tribune ?
Tariq Krim : J’en connais certains.
Delphine Sabattier : On va cite leurs noms : Lisa Casino, élève-ingénieure, INSA Rouen ; Cédric Le Ninivin, Ingénieur Télécom Paris 2012, développeur en chef CribJS chez Nexedi ; Florimond Manca, ingénieur centralien, développeur open source et Yohann Prigent vice-président, User expérience développeur chez Scaleway.
On voit, derrière, les entreprises qu’on connaît, Scaleway, Nexedi, que je reçois d’ailleurs régulièrement dans SMART TECH. Pourquoi ce ne sont pas les têtes d’affiche, je dirais les patrons de ces entreprises qui ont signé, mais plutôt les jeunes développeurs ?
Tariq Krim : Tout d’abord j’étais absolument d’accord avec cette tribune, je trouve que c’est très bien. En fait, la question qui est posée par cette génération, qui n’est pas différente de la question qu’on posait il y a dix ans, j’avais fait une mission [5] pour Fleur Pellerin sur les développeurs, c’était la même question : finalement est-ce que l’on vit dans un futur numérique que l’on invente ou est-ce qu’on vit dans le futur numérique inventé par quelqu’un d’autre ? C’est vrai pour le cloud, mais c’est vrai aussi pour les services consumer, pour quasiment tout ce qui va être numérique. La France, et c’est peut-être sa singularité, a d’excellentes écoles d’ingénieurs, je travaille encore, à nouveau, avec une de jeunes développeurs et c’est incroyable de voir le niveau de maturité, de compétence, de sérieux.
Delphine Sabattier : On avait d’ailleurs fait une émission sur le génie du logiciel français.
Tariq Krim : Absolument ! Ce qui fait, d’ailleurs, que toutes les grandes plateformes utilisent ces ingénieurs. Donc la question qui se pose c’est : si on a toutes ces écoles, si on a tous ces développeurs, est-ce qu’on les utilise pour construire l’avenir ou est-ce qu’on décide qu’on n’a pas confiance en eux – cette question de la confiance est un vrai sujet – et finalement on délègue à d’autres acteurs qui semblent plus grands.
Delphine Sabattier : Ils disent « on ne veut pas devenir des prestataires de services, on veut créer véritablement notre futur ».
Si je pose la question de pourquoi c’est plutôt cette jeune génération qu’on a laissé signer, c’est parce que c’est une inquiétude non pas sur le présent mais sur l’avenir ? Pourquoi n’y a-t-il pas un engagement davantage large ? Par exemple pourquoi Tariq Krim n’a-t-il pas signé la tribune ?
Tariq Krim : Je crois, évidemment, que je l’aurais signée. Souvent on nous dit « vous êtes l’ancienne génération, vous n’avez pas compris, maintenant le cloud ce sont des choses nouvelles » et je trouve très intéressant, au contraire, que cette jeune génération, cette nouvelle génération qui arrive sur le marché du travail ou qui est déjà dans le marché du travail, soit en train d’expliquer à ce gouvernement que, d’une certain manière, on peut utiliser ses talents et qu’on n’est pas obligé d’utiliser le talent d’autres entreprises, notamment sur les domaines qui sont très importants comme celui de l’État et celui de la confiance dans l’État.
Delphine Sabattier : Ce que je lis entre les lignes c’est qu’il y a une pilule qui n’est pas passée, une pilule bleue si je peux me permettre le jeu de mots. Il y a ce label cloud de confiance qui a été lancé par le gouvernement. La jeune génération de développeurs nous dit que c’est, en fait, une façon d’ouvrir les marchés publics plus facilement à ceux qui détiennent des licences déjà puissantes donc aux GAFAM, aux Américains, et cette alliance bleue a été annoncée, selon eux, un peu rapidement. On rappelle que c’est une alliance entre Capgemini, Orange, avec des technologies de Microsoft. Ce label cloud de confiance pose problème, selon vous, Tariq Krim ? On peut se réjouir, se dire que finalement la France impose ses règles ? C’est ça aussi affirmer sa souveraineté.
Tariq Krim : Quelqu’un disait et je pense qu’il avait raison, que le ministre de l’Économie, Bruno Lemaire, s’est exprimé comme s’il était un DSI [Directeur des Systèmes d’Information]. Finalement on a un problème, effectivement, un problème d’extraterritorialité des données, problème de sur-domination des grands acteurs, les GAM, Google, Amazon et Microsoft, donc on va répondre à ça par un simple tour de passe-passe juridique, on construit une forme de souveraineté sous licence. La réalité c’est que la souveraineté sous licence n’est pas la souveraineté pleine et entière et qu’on aurait dû d’abord, quand on est ministre de l’Économie, réunir autour de la table l’ensemble des acteurs eet leur dire « voilà, dans les deux/trois ans qui viennent on veut avoir un ensemble d’acteurs leaders », on a des acteurs leaders dans l’hébergement, dans plein de domaines, OVH notamment, il y a aussi Scaleway, Clever Cloud, Nexedi, Platform.sh, la liste est longue.
Delphine Sabattier : Rapid.Space avec Jean-Paul Smets qu’on reçoit aussi souvent.
Tariq Krim : Absolument. On a énormément d’acteurs qui sont présents, énormément de développeurs et, effectivement, on a choisi la solution de facilité, une forme de paresse intellectuelle.
Delphine Sabattier : Donc c’est ce qui crée cette position schizophrène, selon les signataires de cette tribune, sur la stratégie de la souveraineté numérique. C’est-à-dire que d’un côté on doit affirmer une souveraineté, mais de l’autre, finalement, on ouvre les portes en grand aux acteurs américains, parce que, en fait, ce qui ne marche pas, si on rentre plus dans le détail, c’est la lourdeur imposée par la labellisation cloud confiance et le délai de migration de 12 mois. Et là, aujourd’hui, c’est quoi le problème ? C’est qu’en France on n’est pas capable d’aller aussi vite sur le cloud ?
Tariq Krim : En fait il y a eu plusieurs annonces et, finalement, l’une des plus choquantes a été cette création de label qui, d’une certaine manière, a exclu les acteurs existants.
Delphine Sabattier : Pourquoi ça les exclut ?
Tariq Krim : Parce qu’il faut maintenant passer par les fourches caudines de ce label de confiance, ça demande beaucoup de temps, beaucoup d’argent, beaucoup d’investissement.
Delphine Sabattier : Ça favorise les plus puissants.
Tariq Krim : Ça favorise les plus puissants, ça favorise les gens qui sont déjà fléchés. Ce qui m’a quand même aussi étonné c’est de voir le ministre du Numérique expliquer, dans le communiqué de presse [6], qu’il espérait que l’ensemble des acteurs français allaient travailler avec Microsoft. Son devoir de neutralité par rapport à ce marché a été, à mon avis, cassé. D’autre part, mettre des acteurs autour de la table, on se rappelle de Quaero [7], du président européen qui signe un papier « nous allons créer un compétiteur de Google » qui n’a, évidemment, jamais vu le jour. Donc il y a une différence entre les gens qui sont dans l’action, les acteurs locaux, et les gens qui sont dans une forme, j’allais dire d’idéologie, qui consiste à dire que tout ce qui est fait aux États-Unis ou en Chine désormais, puisqu’on utilise aussi des acteurs chinois, vous avez vu que Qwant passe désormais sous pavillon chinois.
Delphine Sabattier : En tout cas reçoit de l’argent de la Chine.
Tariq Krim : Que ces acteurs, en fait, sont meilleurs, que ce que nous savons faire. On ne se poserait pas la question dans l’automobile, on ne se poserait pas la question dans la défense, on ne se poserait pas la question dans l’agriculture, mais, pour une raison qui nous échappe, dans le numérique on est toujours moins bien que les autres et ça c’est un vrai scandale.
Delphine Sabattier : Les signataires demandent un plan de développement et de déploiement du cloud à base de technologies libres, avec une préférence européenne, avec des objectifs et des points d’étape clairs. Est-ce que c’est ça qui manque aujourd’hui Tariq Krim ? Est-ce qu’il manque encore autre chose ?
Tariq Krim : C’est drôle parce que j’ai revu la mission que j’avais faite pour Fleur Pellerin, il y a une dizaine d’années, et une des choses dont on parlait c’était cette feuille de route technologique, se dire qu’il fallait un CTO, donc un chief technology officer comme on a un chez Google, chez Apple, dans toutes les grandes entreprises, mais aussi aux États-Unis, une personne qui soit capable de dire « voilà l’ensemble des technologies, voilà les technologies sur lesquelles on va travailler, voilà notre feuille route », aligner l’ensemble de l’industrie autour de ça et les faire travailler ensemble. C’est un travail qui n’est évidemment pas facile, mais, en même temps, faire de la politique ce n’est pas facile, c’est faire ce qui est dur, ce n’est pas faire ce qui simple. Faire ce qui est simple c’est dire on va licencier à quelqu’un d’autre et on ne se pose plus la question. Il y a aussi la question du timing, quand même, à dix mois des élections présidentielles, alors que pour tout le monde sur les questions de souveraineté alimentaire, de souveraineté technologique est à cran, a compris qu’il y a des enjeux énormes, on sort ça, je pense que ce n’est ni fait ni à faire.
Donc il y a un vrai sujet, c’est d’abord la question de savoir quels sont les acteurs que l’on veut soutenir, parce qu’il faut faire des choix. On parlait de cloud souverain en France, mais il faut savoir que les marchés publics, aux États-Unis, ne sont pas accessibles aux entreprises françaises, je ne parle même pas des marchés chinois, ce serait de la science-fiction. Donc la question c’est de penser les choses dans une forme d’équilibre géopolitique et de comprendre aussi que la priorité de ce gouvernement c’est de soutenir ses industries locales.
Delphine Sabattier : On continuera à en débattre dans SMART TECH. On enchaîne avec le reste de l’actualité.
Grosse conférence Microsoft avec l’annonce d’un nouveau Windows, un Windows 11. Tariq Krim vous êtes à l’origine de Jolicloud qui est une nouvelle façon de penser le logiciel dans le cloud. Qu’est-ce que ça vous a évoqué quand vous avez vu l’annonce de Microsoft ? Vous avez dit « un Windows de plus » alors que Windows 10 devait plus ou moins être le dernier d’ailleurs ?
Tariq Krim : En fait, ce qui est drôle, c’est qu’avec Jolicloud, c’était deux ans avant le Chromebook, on avait cette idée de se dire que finalement l’informatique allait être déportée sur le cloud, l’ordinateur ne coûtera plus rien, ce sera juste un navigateur et l’ensemble du computing power, comme on dit, la puissance de calcul serait déportée sur le cloud. Mais, face à ça, il y a une autre question c’est : si on vend des produits, on le voit avec nos téléphones mobiles, on est obligé, pour vendre des produits chers, de mettre énormément de puissance, énormément de mémoire, énormément de capacité et, d’une certain manière, on a cette espèce d’équation un peu difficile qui est de se dire : est-ce que l’on met le paquet sur le cloud, donc on va dans les applications Software as a Service, ou est-ce qu’on met le paquet sur les ordinateurs et, dans ce cas-là, on met beaucoup de puissance de calcul et beaucoup de choses.
Delphine Sabattier : Ça veut dire que c’est un problème économique en fait.
Tariq Krim : C’est un problème économique. Windows 11 va, en plus, s’appuyer sur des architectures assez mastoc puisque maintenant ils vont mettre de la sécurité, ils vont travailler sur les dernières générations d’ordinateurs.
Delphine Sabattier : Ce qui pose un vrai problème parce qu’on n’est même pas sûr que les tout derniers PC vendus aujourd’hui pourront supporter la migration vers Windows 11.
Tariq Krim : Absolument. C’est une forme de cadeau qui est faite à l’industrie de l’informatique, du PC classique, c’est de dire « vous avez une continuité logicielle qui permet de justifier l’achat de machines plus puissantes », alors qu’on sait très bien aujourd’hui, c’est ça qui est fascinant avec Microsoft, que désormais le cloud est sa principale de source de revenus. Windows n’est plus aussi dominant qu’il l’était il y a dix ans et, d’une certaine manière, ils auraient dû se dire on bascule totalement dans le cloud. Tout le monde pensait qu’ils allaient faire comme Google avec Chrome OS, dispatcher absolument tout sur le cloud et avoir des terminaux mobiles légers donc peu chers. Finalement Windows 11 c’est un peu un retour vers le passé : des ordinateurs chers, sur lesquels il faut installer des logiciels. On reste dans la continuité, c’est le changement dans la continuité.
Delphine Sabattier : J’espère que nous recevrons rapidement Microsoft en plateau pour pouvoir en débattre.
Autre actu, c’est l’enterrement de la Hadopi [Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet]. Ce n’est pas véritablement un enterrement puisque, finalement, la Hadopi va renaître à travers l’Arcom qui est l’Autorité de régulation et de la communication audiovisuelle et numérique ; c’est une fusion avec le CSA [Conseil supérieur de l’audiovisuel] qui a été adoptée par l’Assemblée nationale dans le cadre d’un projet de loi sur la régulation et l’accès aux offres culturelles à l’ère numérique. Il y a encore quelques étapes à passer, une commission mixte paritaire, normalement tout sera finalisé d’ici l’été. Qu’est-ce que vous pensez de ça ? La renaissance de la Hadopi, finalement cette mort qui n’en finit pas d’arriver ?
Tariq Krim : Oui, la Hadopi qui a été inventée dans un contexte qui n’existe plus vraiment.
Delphine Sabattier : C’était le contexte du téléchargement.
Tariq Krim : Le téléchargement. Pour moi, la Hadopi a toujours été hors sujet, à titre personnel j’ai toujours été opposé à ce genre de chose, mis le vrai sujet n’est pas là. Le sujet c’est qu’aujourd’hui nos acteurs culturels ou les distributeurs de contenus culturels, que ce soit Canal+, OCS, sont attaqués de toutes parts par les grandes plateformes. La question du financement et des équilibres de financement de la culture sont très importants. Curieusement je suis moins hostile à la copie privée dès lors que l’on dit que la copie privée sert à financer les festivals, sert à financer la culture dans le monde réel ; dans ce cas-là c’est acceptable ; si on ne le dit pas et que ça reste opaque ça l’est beaucoup moins. Donc la vraie question c’est de savoir comment on continue à avoir des équilibres de financement de la culture.
La chasse aux pirates n’a rien donné pendant dix ans. Tous ces services ne servent pas vraiment à grand-chose, mais ce que je vois et ce qui m’inquiète un peu c’est que cette fusion annonce que le CSA souhaite désormais se positionner sur la régulation d’Internet, sur la régulation des réseaux sociaux. L’un des derniers acteurs, enfin un des derniers membres qui est Benoît Loutrel, qui était précédemment chez Google et à l’Arcep, s’est aussi positionné dans la fameuse mission Facebook pour réguler les réseaux sociaux. Donc on sent qu’entre la CNIL, entre l’Arcep, entre désormais cette nouvelle entité qui va regrouper l’Hadopi et le CSA, tout le monde essaye de dire « c’est moi qui vais réguler l’Internet », mais on oublie la question principale : comment stimuler les industries culturelles et comment être certain que les industries culturelles, en France, dans le monde numérique qui vient, soient encore financées.
Delphine Sabattier : Et puis on ne pas pas comparer Internet par exemple aux médias télévisuels. Ça reste un espace ouvert, à priori, en tout cas on espère ce que ça le restera en France.
Tariq Krim : Espérons-le.
Delphine Sabattier : Pour préciser quand même, peut-être que c’est une piste intéressante, l’Hadopi, à travers l’Arcom, a décidé de plutôt mettre l’accent sur les sites de diffusion de contenus pirates, d’ailleurs plutôt sur les diffusions d’événements sportifs, sans doute les matches de foot, mais ça n’enlèvera pas cette réponse graduée, elle continuera à subsister, donc pas trop de changement finalement.
Merci beaucoup Tariq Krim. On devait avoir un deuxième débriefer pour aller plus en profondeur sur Windows 11, on le fera un autre jour dans SMART TECH, c’est promis.
Merci Tariq Krim, entrepreneur, fondateur Polite. Je vous donne rendez-vous juste après la pause pour la grande interview de Benoît Vieubled de Shopify, on va parler du futur du e-commerce.