- Titre :
- Culture numérique - introduction - 1ère partie - (CN18-19)
- Intervenant :
- Hervé Le Crosnier
- Lieu :
- Centre d’Enseignement Multimédia Universitaire (C.E.M.U.) - Université de Caen Normandie
- Date :
- septembre 2018
- Durée :
- 59 min
- Visionner la vidéo
Diaporama support de la présentation, pages 1 à 31
- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- <a> Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license
- transcription réalisée par nos soins.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas forcément celles de l’April.
Transcription
Bonjour à vous toutes et vous tous. J’ai été enseignant, j’avais l’habitude d’intervenir dans les amphis, mais maintenant je suis éditeur [C & F Éditions] alors j’ai beaucoup moins l’habitude. On va se remettre en train.
Effectivement, le cours d’introduction de l’année dernière a été filmé, donc j’ai essayé de me dire : je ne vais pas faire la répétition d’autant que je sais qu’il y en a qu’ils l’ont déjà subi, malheureusement pour eux l’année dernière, donc si vous voulez retourner voir. Je vais essayer de faire aujourd’hui un complément à ce cours-là mais qui reste néanmoins un cours d’introduction sur cette question dite de la culture numérique au sens assez général, que je vais vous expliquer pendant deux heures.
On a commencé par dire « oh malheureux pauvres ! Deux heures, des étudiants de L1 ! » Alors on va faire une pause au milieu, quand même, on s’arrangera. Quand vous commencez à ne plus en plus en pouvoir vous me dites stop, on s’arrête deux minutes et puis voilà.
Je voudrais commencer une première partie sur cet étrange phénomène qui a fait que, disons entre les années 90 et la fin des années 2000, dans la presse, dans les médias, à la télévision, partout « Internet c’était génial ». Internet c’était le seul avenir qui restait ouvert ; c’était toute une création d’utopies, de positives, de choses comme ça. Et puis, depuis quelques années, on ne peut pas ouvrir un journal, on ne peut pas regarder une émission de télévision sans voir que Internet c’est la pire des catastrophes qui soit arrivée à l’humanité. C’est le dérèglement de tous les individus. C’est la fin de la culture, la fin de l’économie ; c’est la surveillance totale et généralisée. Comment on peut passer d’une utopie à une dystopie ?
J’ai eu la chance de plonger dans le bain de l’Internet il y a 25 ans — ça fait un bail — et très vite j’ai commencé aussi à émettre des critiques, à dire : attendez, là il y a des choses bien et puis il y a des choses qui sont quand même dangereuses pour la construction de la société. Et en fait, avec le recul, je me rends compte, et ce n’est pas pour rien que j’ai mis ici le dessin du yin et du yang avec une interpénétration de ces deux forces contraires, je pense que ce côté d’utopie et ce côté de dystopie sont présents en permanence dès qu’on parle du numérique. Donc je vais essayer aujourd’hui à la fois de montrer, de faire une critique – parce que je pense que si on ne fait pas une critique d’un domaine qu’on aime ça ne sert à rien de l’aimer –, donc il faut faire une critique et en même temps essayer de soulever la continuation, la continuité des forces positives qui ont pu exister au développement, à la création de l’Internet dans cette période que l’on peut dire utopique.
Projection de Apple 1984 Super Bowl Commercial Introducing
Voix off : On January 24th Apple Computer will introduce MacInstosh and you’ll see why 1984 won’t be like « 1984 »
Hervé Le Crosnier : Quand on parle de la relation utopie-dystopie, je trouve que cette vidéo qui date de 1984, présentée lors de la finale de base-ball aux États-Unis, qui a été tournée par Ridley Scott – donc vous voyez, un gros appareillage – elle marque un tournant inverse de celui dont je vous ai parlé précédemment ; c’est le tournant qui fait passer d’une informatique de contrôle, de surveillance, une informatique centralisée, au service des puissants pour contrôler l’ensemble de la population, une informatique de type Big Brother, en une informatique qui va porter le message de la liberté. Le Macintosh est considéré comme l’outil d’interactivité, de créativité personnelle, de capacité au même moment à se connecter au premier réseau qui va devenir Internet dans le courant des années 80.
Donc on a là un premier basculement qui consiste à passer de ces hommes en costume de flanelle grise qui subissent le contrôle, qui sont les servants de l’appareillage informatique, à une informatique individuelle — le terme est important : individuelle, individualisée, autonome — qui va pouvoir en même temps constituer des réseaux. Et dès qu’on va constituer des réseaux, là je vous parle encore des années 80, vont apparaître derrière ces deux personnages que sont Stewart Brand et Howard Reinghold, le terme et l’idée de communauté virtuelle. On va pouvoir se rencontrer même si on ne se voit pas. On va pouvoir échanger à distance et de manière asynchrone. Donc on va expérimenter une nouvelle forme de relation entre des humains, entre des individus à nouveau disposant d’un ordinateur individuel.
Cette idée-là était l’idée d’utopie présente dès le début de l’Internet. Or aujourd’hui, c’est Yes We Scan. C’est l’idée que tout ce qu’on va faire sur notre ordinateur personnel est en réalité tracé par les services auprès desquels nous nous rendons ; que tous nos échanges sont filtrés ; que nos mails sont étudiés pour nous donner de la publicité ciblée, etc. ; c’est qu’on a de la surveillance à tous les étages.
Heureusement sur Internet :
Projection de la publicité parodique NSA Cloud Backup, Stockage gratuit et automatique de vos données privées !
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Hervé Le Crosnier : Donc c’est important, face au phénomène, de voir qu’il y a quand même une réaction — on est toujours dans cette logique yin et yang — il y a toujours cette réaction qui existe et qui prend sur Internet cette forme très particulière de l’humour. L’humour comme outil pour libérer à nouveau les individus. Pourquoi ? Parce qu’en fait l’Internet, que les médias nous présentent souvent comme un élément extérieur à nous, est en réalité le produit de ce que nous en faisons. Qu’est-ce qui se dit ? Qu’est-ce que nous disons ? Comment nous réagissons vis-à-vis des outils, des services, des propositions qui nous sont faites sur Internet ? Est-ce que nous plongeons la tête la première dans le bain de la surveillance ou est-ce que nous essayons de nous donner des moyens d’éviter cette surveillance ? Est-ce que nous plongeons la tête la première dans ce que je vais vous montrer tout à l’heure qui s’appelle l’économie de l’attention ? Ou est-ce que, au contraire, nous essayons de l’éviter au maximum, tout en bénéficiant – parce que c’est un élément important de la culture du 21e siècle – de l’intérêt de ces communautés virtuelles, de ces relations à distance qui ont pu être mises en place depuis les années 80.
En fait, je pense qu’il ne faut jamais imaginer l’Internet comme un outil dont nous nous servons. Ça c’était peut-être vrai il y a 25 ans quand j’ai commencé sur un écran avec 25 lignes de petits caractères verts ou orange, mais maintenant ce n’est plus ça. C’est un écosystème à l’intérieur duquel nous sommes plongés. Il est impensable aujourd’hui de vivre en dehors de l’Internet. C’est notre monde moderne.
Donc la question qui se pose c’est plutôt comment est-ce que nous allons être capables de maintenir à la fois notre autonomie d’individus et nos consciences collectives ? Nos capacités collectives de former une société à l’intérieur de cet écosystème ?
En fait nous avons deux écosystèmes : les pieds sur terre et la tête dans le cyberespace. Et nous sommes réduits, c’est notre situation d’humains du 21e siècle, à vivre en permanence dans ces deux écosystèmes. Vous savez que l’écosystème terrestre ne va pas bien, que la crise climatique est un des enjeux majeurs de notre siècle ; que nous allons connaître certainement des bouleversements sociétaux absolument énormes dont personne ne veut aujourd’hui prendre la mesure. Eh bien, disons-nous que l’écosystème numérique est en train de connaître lui aussi des mouvements de ses plaques tectoniques et que c’est à l’intérieur de ces mouvements-là qu’il va falloir que chaque individu, We are the Internet, décide de se positionner.
C’est à mon avis à ça que sert la culture numérique.
Vous voyez on fait un cours, une conférence, une série de conférences même, 12 conférences je crois de culture numérique, donc c’est bien qu’il y a quelque chose, un enjeu qui dépasse le savoir-faire technique.
Aujourd’hui vous savez tous, peut-être même mieux que moi, utiliser les appareils, les configurer, trouver l’endroit caché dans lequel il faut appuyer pour avoir la meilleure définition ou le meilleur usage d’un service.
Mais aujourd’hui ce n’est plus ça la culture numérique. C’est comment est-ce qu’on acquiert de l’autonomie — parce que l’objectif de la culture c’est toujours d’être autonome face au monde qui nous entoure —, comment on acquiert cette autonomie à l’intérieur de l’écosystème numérique, c’est-à-dire notre capacité à l’habiter ?
Et pour ça, il faut prendre les deux sens du terme culture.
Culture c’est à la fois ce que nous avons en commun à un moment donné dans une situation donnée — on parle par exemple de la culture culinaire d’un pays ou des modes de vie —, mais ce sont aussi les productions culturelles, c’est-à-dire les artefacts que les humains vont laisser à un moment donné, qui vont être des traces qu’on va pouvoir utiliser, réutiliser et, depuis Internet, oh chance ! remixer.
Donc il va falloir qu’on bénéficie de ça tout en osant s’affronter au capitalisme de surveillance dont j’ai parlé tout à l’heure.
Une des conditions de notre vie aujourd’hui c’est le titre du livre de Sherry Turkle, Alone together, Seuls ensemble, c’est-à-dire cette situation où nous sommes ensemble, ici [sur la vidéo qui défile, NdT] c’est quand même assez significatif même si, dans le même temps, c’est caricatural, bien évidemment, puisque je ne sais pas à quel endroit, dans quelles circonstances, à quel moment de pause spécifique cela a été filmé, mais on voit ces gens qui sont à la fois tous ensemble et qui parlent avec des gens à distance ; qui échangent au travers de leurs téléphones mobiles des informations non pas avec leurs voisins, avec d’autres à distance, mais aussi avec leurs voisins en leur montrant, on voit dans le film qu’il y a des gens qui montrent leur propre téléphone, etc.
Donc on voit bien qu’on a là un outil qui est en permanence sur nous et que nous consultons dans toutes les situations.
Est-ce un bien ? Est-ce un mal ? Je ne suis pas là pour trancher. Ce que je sais c’est que les fabricants de ces outils ont intérêt à ce qu’on les consulte le plus souvent possible. Donc ils vont organiser leur outil, organiser les services qui sont accessibles via cet outil, de manière à ce que nous ayons de plus en plus envie de regarder nos téléphones mobiles. Et pourquoi nous avons envie ? Pourquoi nous devenons addicts ? On devient addict, en fait, quand on espère une récompense à venir. Et cette récompense elle nous est donnée quand il y a une réponse : un commentaire à nos posts sur les médias sociaux ; quand il y a un « like » ; quand il y a un petit cœur sur Twitter ; quand quelqu’un va reproduire notre photo, etc. Enfin bref ! Nous avons des phénomènes de récompense en permanence. Et on a donc toute une économie qui est organisée autour de cette récompense.
La culture numérique est là pour décrypter un peu tout ça, mais on peut l’aborder sur plein de points de vue. Bien évidemment je ne vais pas faire le tour aujourd’hui, mais il y a une culture qui va être de l’ordre du social ; par exemple qu’est-ce que ça change dans la société ? Dans les rapports de travail ? J’en parlerai un peu tout à l’heure, on parle de l’« uberisation » entre guillemets, mais c’est un symptôme de la manière dont le numérique va modifier les relations de travail.
C’est une question d’économie, on bien voit avec les géants, là aussi je vais en reparler un peu tout à l’heure, mais toute cette création de géants qui sont plus forts économiquement que la majeure partie des États.
Nous avons un angle de vue au travers des pratiques. Qu’est-ce qu’on fait avec nos appareils et notamment ces appareils qui sont à la fois des appareils de production et de lecture ; ça aussi c’est un élément très important de l’Internet : votre téléphone mobile permet de prendre des photos, des vidéos, de réaliser quelque chose et de le distribuer et il permet aussi de lire, lire ce qu’on va pouvoir voir sur un serveur de vidéos comme YouTube, etc., donc il a ce double aspect. Qu’est-ce que nous en faisons ? Quelles sont les pratiques et comment ? En fait, là je vous dis ce que je pense : je pense globalement que plus nous allons pratiquer, faire quelque chose avec Internet et plus nous allons mieux maîtriser ce qui se passe à l’intérieur du réseau. Nous allons donc acquérir cette culture qui permet l’émancipation individuelle.
L’angle de vue de la culture elle-même. En quoi les nouvelles productions culturelles distribuées sur Internet sont un changement, ou pas, de ce qui se passait auparavant en termes de production culturelle ?
C’est aussi un angle de vue politique. Quel est le rôle et la place des États face à un réseau mondialisé ? Il y a là une vraie question et, entre États, la géopolitique. Aujourd’hui on ne peut plus ignorer après cette affaire de l’intervention de hackers russes à l’intérieur des campagnes du Brexit ou de la campagne électorale américaine qu’il y a dans le cyberespace des conflits géopolitiques.
Et enfin, je pense qu’il ne faut jamais négliger le point de vue de l’histoire. L’Internet a déjà une histoire, grosso modo depuis la mise en route du premier ordinateur en 1944 jusqu’à maintenant, ça crée déjà des éléments d’histoire et ce qui est important de l’histoire ce n’est pas tant de savoir ce qui s’est passé, mais de voir comment les idées qu’il y avait au moment où les choses se sont passées ont des répercussions aujourd’hui.
De la même manière, l’objectif de la culture numérique est différent.
En haut vous avez des objectifs que je dirais plus proches des individus. Quel est l’usage de la culture numérique pour s’émanciper, pour acquérir une meilleure citoyenneté et pour être capable de rester critique vis-à-vis du monde qui nous entoure ? Critique, je précise bien : être critique, ce n’est pas dire du mal. Je suis critique de l’Internet, mais j’adore ça. D’accord ? Ça veut dire prendre du recul, être capable d’expliciter des choses, être capable de maîtriser ce qui est un avantage et ce qui est un inconvénient. Enfin, c’est avoir un regard critique sur l’objet, quel qu’il soit, sur lequel on se porte.
Et enfin en-dessous, les gens peuvent aussi utiliser la culture numérique, apprendre la culture numérique pour renforcer leurs capacités d’influence, les capacités de marketing, chose dont je vais là aussi parler tout à l’heure.
Je vais regarder un peu sur quelques éléments cet aspect utopie-dystopie et d’abord la question scientifique.
Quand Internet est arrivé, les scientifiques, un certain nombre de scientifiques en tout cas, ceux qui sont en photo, Paul Ginspard en haut, Steven Harnad ici, ont été excessivement contents : ils allaient pouvoir diffuser le travail scientifique qui était le leur sur une bien plus large échelle. Non plus en passant par des revues spécialisées que seules les grandes bibliothèques pouvaient acheter mais bien directement, de pair à pair, pour favoriser l’extension de la connaissance.
C’est ce petit ordinateur qui était au rebut chez Paul Ginspard qui a lancé cette révolution. Paul Ginspard l’a sorti de sous la table, l’a installé, l’a mis en route, a mis un serveur dessus et a dit à tous ses collègues – il travaillait dans ce qu’on appelle la physique des hautes énergies ; ici vous avez le Ganil [Grand accélérateur national d’ions lourds] qui fait partie de ce secteur de la physique –, il a dit à tous ses collègues « eh bien vos articles scientifiques, mettez-les là comme ça tout le monde pourra y accéder. »
Et ça a démarré, ça s’est appelé l’accès libre aux publications scientifiques.
Aujourd’hui c’est devenu quelque chose de très reconnu au point que aussi bien la France au travers de la loi Lemaire pour une République numérique que l’Europe valorisent cette idée que les publications scientifiques doivent être accessibles librement à tout le monde.
L’autre aspect de l’optimisme scientifique, c’est l’idée que les protocoles internet – je vais en reparler aussi tout à l’heure –, mais ce qui se fait à l’intérieur du réseau, ce qu’on ne voit pas, les bits et les octets, tout ça a été discuté ouvertement et publiquement par les ingénieurs de l’Internet. Et ça c’est une nouveauté, en fait, d’avoir des ingénieurs qui disent publiquement « là on est d’accord, là on n’est pas d’accord, voilà comment on va trouver un compromis pour que ce réseau puise continuer à fonctionner. »
Aujourd’hui, le développement du numérique nous a amené, comment dire, l’hyper prégnance de ce qu’on appelle les mégadonnées. Aujourd’hui, faire de la science consiste principalement à collecter des données, un maximum de données, toutes sortes de données et à essayer d’inventer des algorithmes capables de les interpréter.
Ça se fait à un prix ; ça a un prix qui est faire baisser toutes les sciences de l’observation : la clinique médicale – on fait des examens maintenant, plus de clinique ; les sciences naturelles, avec une perte de la compréhension des biologies des populations qu’on va remplacer par la génétique des populations et ainsi de suite. Donc vous voyez, on est en train de perdre d’un côté les relations que les humains peuvent avoir et observer, y compris en sociologie ou en humanités puisque c’est votre question ici, en humanités c’est la capacité de lire et d’interpréter par des humains. Et vous savez, si vous prenez les grands textes religieux, il n’y a pas deux humains qui les interprètent de la même manière, donc voilà ! Ce qui est intéressant du côté des humanités c’est de remplacer ça par de la collecte de données et de la statistique.
Là on a quand même un basculement que les gens de Microsoft appellent le quatrième paradigme où on va passer du modèle hypothético-déductif, c’est-à-dire je fais une hypothèse, j’essaye de la valider dans une expérience et j’en déduis des conclusions, par un modèle dit d’émergence, c’est-à-dire les données elles-mêmes devraient parler.
Le problème c’est qu’elles ne parlent pas ou, quand elles parlent, elles parlent avec les biais qui existent au moment où on a capté les données. Et c’est particulièrement vrai dans les sciences humaines.
Revenons au côté optimiste.
Années 90, on parlait d’une nouvelle économie. L’Internet était associé à la mondialisation, je dirais même à la mondialisation heureuse ; il était le symptôme même de la mondialisation heureuse puisqu’on allait par-delà les langues, par-delà les cultures, par-delà les océans, pouvoir se parler entre nous sur toute la planète. Donc il y avait là un véritable relais pour une économie numérique qui allait à nouveau changer le monde.
C’est une coïncidence entre les développements techniques ; ce n’est pas Internet qui a créé la mondialisation du néolibéralisme : c’est une coïncidence entre les développements techniques et ces développements économico-politiques que sont le néolibéralisme qui fonde cet optimisme économique.
Aujourd’hui, il faut se poser la question quand la presse regorge de « l’intelligence artificielle va détruire les emplois ; aujourd’hui nous sommes soumis à la pression des algorithmes, etc. »
Le modèle général lancé par Schumpeter à la fin de la Deuxième guerre mondiale est celui de la destruction créatrice. C’est-à-dire on détruit des emplois quelque part pour en recréer ailleurs. Sauf que là, visiblement, ça ne marche pas ; ça ne marche pas parce qu’on détruit beaucoup plus d’emplois qu’on en recrée dans les secteurs de l’intelligence artificielle, de l’informatique, etc. En conséquence, on est devant un nœud, un nœud qui à priori, depuis un siècle, se résout assez simplement en diminuant le temps de travail. Sauf que depuis 20 ans, on ne veut plus diminuer le temps de travail et que là, on a un véritable nœud qui se pose pour notre société.
L’image qui est là est intéressante : c’est un crack boursier. C’est un crack boursier qui se joue sur quelques millisecondes parce qu’on a remplacé le raisonnement que pouvait avoir un opérateur de bourse par du high-frequency trading, c’est-à-dire des modèles mathématiques qui consistent à dire comment on peut gagner de l’argent sur des micro-transactions dans le temps le plus court possible ; une espèce de jeu de rapidité entre opérateurs qui n’a plus rien à voir avec l’économie réelle, qui crée des Flash Crash puis qui disparaissent.
On a eu dans les années 90-2000 tout un optimisme associatif, un optimisme des mouvements face à l’Internet. On avait une capacité mondialisée à mobiliser des gens. La théorie dite du swarming n’a pas été inventée par les mouvements, elle a été inventée par la RAND Corporation c’est-à-dire le Brain Trust de l’armée américaine qui a regardé ce qui se passait notamment autour du mouvement zapatiste au Mexique et qui s’est aperçu qu’avec l’Internet, des mouvements isolés dans une province, au Chiapas, pouvaient d’un seul coup mobiliser, faire un swarming. Le swarming c’est le moment où les abeilles constituent un essaim : elles se regroupent toutes autour d’une reine et fabriquent un essaim. Eh bien comment Internet était devenu un nouvel outil pour les mouvements sociaux.
C’était aussi un outil de mobilisation : tout le monde a entendu parler des « Printemps arabes » de 2011, qu’on a surnommé avec beaucoup de guillemets « les révolutions Facebook » ; c’est cette idée que le réseau Internet allait être un outil de mobilisation.
Ça a été aussi un outil pour les mouvements de partage des informations, partage des connaissances, partage des idées, etc., notamment qui s’est traduit par la présence assez forte de l’Internet dans ce qu’on a appelé les forums sociaux mondiaux.
Et enfin, c’est aussi l’existence de gens qui allaient agir à l’intérieur du réseau, en particulier Anonymous représenté le masque de Guy Fawkes ; un masque de Guy Fawkes ce n’est pas grand-chose mais quand il y a des milliers de personnes ! Et le mot d’ordre d’Anonymous c’était : « Nous sommes Légion ».
Aujourd’hui on s’aperçoit que ces utopies ont aussi leur revers qu’on pourrait appeler le Clickactivisme, c’est-à-dire le fait qu’on va remplacer la capacité à se regrouper – quand on se regroupe on fait du frotti-frotta, on finit par se mettre d’accord, on ne sait pas trop, etc. – par des discussions via Internet qui tendent toujours au dissensus. Internet ne crée pas de consensus ; ça crée du suivisme et après, entre chaque groupe de suivistes, il y a du dissensus qui se construit.
Or, pour pouvoir construire des mouvements, pour pouvoir changer le monde, il faut, à un moment donné, être capable de faire ce que Saul Alinsky appelle du Community Organizing, c’est-à-dire partir des besoins des gens, se regrouper pour agir ensemble et, à partir de ce moment-là, décider quelle va être la meilleure stratégie à tenir. Après il y a des tas de débats politiques, ça n’empêche pas d’avoir des tas de divergences, mais au moins il y a une pratique qui se met en place.
Aujourd’hui, on se trouve dans une grande difficulté à transformer les mouvements d’opinion souvent emportés par des hashtags : le mouvement MeToo dont vous avez entendu parler sur les violences face aux femmes ; le mouvement Black Lives Matter quelques années précédemment qui était autour du refus des assassinats par la police américaine de nombreuses personnes noires qui n’avaient rien fait, etc. Comment transformer ces mouvements en des forces qui vont vraiment déboucher ? Et c’est là qu’est une des contradictions, c’est-à-dire le monde numérique est un monde où se construit de l’opinion, ça c’est vrai, mais la capacité de transformer l’opinion en action elle n’est pas donnée à l’intérieur du monde numérique et je dirais qu’on l’a vu lors des « Printemps arabes » en particulier en Égypte. Vous savez qu’à ce moment-là tous les gens se sont réunis en 2011 sur la place Tahrir et, à un moment donné, Mubarak qui était le dictateur de l’époque — depuis ça a changé de dictateur mais bon, c’est compliqué —, mais le dictateur de l’époque a coupé l’Internet parce que justement c’était cet outil de swarming qu’avaient les mouvements à disposition. Et qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a eu deux fois plus de monde à venir place Tahrir puisqu’ils n’avaient plus les moyens de s’informer à distance, de suivre le mouvement à distance, il fallait qu’ils viennent ; c’était un mauvais plan pour le dictateur qui a été obligé d’arrêter.
Aujourd’hui, une des questions qui se pose c’est comment ce qu’on appelle l’intersectionnalité, c’est-à-dire le fait d’avoir de gens qui ont des secteurs différents d’action sur la société — les questions du féminisme, les questions raciales, les questions sociales, les questions environnementales, etc. —, doit rajouter un créneau que sont les questions numériques et comment ça peut devenir.
Ce livre [Twitter and Tear Gas : The Power and Fragility of Networked Protest de Zeynep Tufekci] — comme je suis un peu éditeur sur les bords — est traduit, il va être publié dans quelques semaines, est justement un compte-rendu de ce basculement : comment on coordonne l’activité internet et l’activité dans le monde réel ?
On a connu aussi toute une forme d’optimisme culturel avec la création, la naissance, de plein de formes nouvelles de création en coopération.
Le fansubbing, par exemple : les gens qui allaient faire les sous-titres de séries télévisées ou de mangas et qui allaient les diffuser, « illégalement » entre guillemets mais en fait positivement, du fond du cœur, comme activité créative. Ce sont les gens qui créent des mèmes, les GIF animés ; c’est la musique faite par des gens qui se coordonnent à distance. Enfin toute cette idée que le réseau allait permettre de nouveaux moyens pour construire des formes culturelles et surtout, il allait rendre accessible à tout le monde les outils de diffusion. On fait une vidéo, hop ! On la met sur YouTube et elle va pouvoir être distribuée au-delà de tonton, tata et ma grand-mère. Donc voilà, c’est tout de suite un outil de diffusion, YouTube et SoundCloud qui ont servi positivement. Je ne vous ai pas infligé Justin Beaver des jeux vidéos qui est aussi l’aspect, la capacité des gens à ajouter des choses, à remixer, à détourner les productions culturelles je dirais commerciales ; les productions du monde commercial vont être réutilisées par les individus pour produire les mèmes dont on parlait tout à l’heure ou toutes ces choses-là.
Là aussi, une nouvelle culture du jeu vidéo qui, vous le savez, est devenue la première industrie culturelle au monde.
Or, la question qui s’est posée presque dès le début et qui se pose encore, c’est celle de quelle économie pour la culture ? On comprend bien que la gratuité soit intéressante pour un usager, mais comment, au bout du compte, on va quand même financer la création ? Qui va la financer ? Quel va être le modèle économique ? Est-ce qu’il va falloir revenir à payer tout le temps ? Est-ce qu’on va payer de manière socialisée ? Il y a toute une réflexion à avoir et, malheureusement — je dis malheureusement et je ne suis pas le seul à le dire, il y a de nombreux artistes qui le disent aussi — les secteurs de l’industrie culturelle n’ont pas voulu réfléchir en dehors de leur modèle traditionnel : je produis un bien que je vends à des gens, un par un, et voilà quelle est l’économie de la culture qui, dans les années 70-80, a permis un très gros bénéfice, notamment à l’industrie du rock qui s’est créée à ce moment-là et qui, de manière très intéressante, était une industrie dont les acheteurs étaient les complices, qui aimaient leur propre industrie.
Or, avec l’irruption de l’Internet, il y a une rupture entre les producteurs et les acheteurs. Au lieu d’avoir raisonné sur comment empêcher cette rupture, les gens de la culture ont fait ça : 2006, c’est la Sacem !
Projection de Les hordes de barbares, financé par la Sacem en 2006.
C’est sûr que quand on traite ses clients de sauterelles, ce n’est pas évident qu’on se fasse des amis. Donc on a là une vraie question qui est permanente parce que, d’un autre côté, il y a des gens qui refusent de penser que la culture a besoin d’une économie. Il faut bien qu’on paie les créateurs mais aussi les chaînes intermédiaires, les gens qui diffusent, les producteurs, les éditeurs, enfin tous ces gens-là ont besoin d’avoir une économie. Et la gratuité n’est pas, et j’y reviendrai tout à l’heure, le modèle économique principal.
Alors Internet, le numérique plus généralement. J’aurais tendance à dire Internet c’est de la technique ; le numérique c’est de la technologie, c’est-à-dire c’est la technique plus le discours qui accompagne cette technique. Très important les discours ; il ne faut pas croire que le discours se surimpose et que la seule chose importante c’est la technique. Il y a toujours une interaction entre le discours et la technique ; c’est ce qu’on appelle la technologie en général, c’est justement cette interaction entre le discours et la technique. Je pense que le numérique c’est ça, c’est l’interaction entre le discours sur les nouveaux outils informatiques ou Internet qu’on a mis en place et les utopies dont j’ai parlé mais aussi les dystopies telles qu’elles se mettent en place.
Le discours principal de l’Internet c’est le discours de la rupture, en anglais la disruption et qui, mieux que Steve Jobs, peut le présenter ? Nous sommes là en 2007.
Steve Jobs : This is a day I’ve looking forward to for two-and-a-half years. [Applaudissements]
Every once in a while, a revolutionary product comes along that changes everything. And Apple has been — well, first of all, one’s very fortunate if you get to work on just one of these in your career. Apple’s been very fortunate. It’s been able to introduce a few of these into the world.
Hervé Le Crosnier : Je traduis rapidement : Apple a vraiment eu la chance d’être là quand il a fallu changer le monde.
Steve Jobs : 1984, we introduced the Macintosh. It didn’t just change Apple. It changed the whole computer industry. [Applaudissements]
Hervé Le Crosnier : Macintosh n’a pas seulement changé Apple mais a changé toute l’industrie de l’informatique.
Steve Jobs : In 2001, we introduced the first iPod, and it didn’t just change the way we all listen to music, it changed the entire music industry.
Hervé Le Crosnier : Le iPod, je ne suis pas sûr que vous l’ayez connu quand vous étiez petits, ça n’a pas seulement changé la manière dont on écoute la musique, mais ça a changé toute l’industrie de la musique.
Steve Jobs : Well, today, we’re introducing three revolutionary products of this class.
Hervé Le Crosnier : Donc aujourd’hui je vous présente trois produits révolutionnaires.
Steve Jobs : The first one is a widescreen iPod with touch controls. [Applaudissements]
The second is a revolutionary mobile phone. [Applaudissements]
And the third is a breakthrough Internet communications device.[Applaudissements]
So, three things : a widescreen iPod with touch controls ; a revolutionary mobile phone ; and a breakthrough Internet communications device.
An iPod, a phone, and an Internet communicator. An iPod, a phone … are you getting it ? [Applaudissements]
These are not three separate devices, this is one device, and we are calling it iPhone.[Applaudissements]
Hervé Le Crosnier : Voilà, depuis c’est devenu notre outil au quotidien.
Ce qui est intéressant dans la vidéo précédente, je pense, c’est le spectacle. On est dans un monde du spectacle, et quand je vous disais que la technique n’était rien sans le discours qui allait avec la technique, les conférences Apple sont peut-être le symbole majeur de tout ça et Steve Jobs était vraiment un grand gars du spectacle ; c’était un homme de spectacle, pas seulement un ingénieur, pas seulement un génie du marketing, mais c’était un homme de spectacle.
La deuxième chose intéressante c’est de savoir qui était dans la salle, qui applaudissait ?
C’étaient les journalistes spécialisés. Donc on voit là une industrie qui présente un produit, qui transforme cette présentation en spectacle et qui s’adresse aux journalistes qui vont devoir faire le compte-rendu, le bilan de ce nouveau produit. En fait, ils vont faire le bilan de ce spectacle et ils vont faire le bilan de la manière donc ce spectacle va les avoir touchés au point qu’en tant que journalistes ils se mettent à applaudir dans une conférence.
Et ce phénomène-là est présent tout le temps dans la présentation des nouveaux produits du monde numérique. Donc ça crée quelque chose d’assez significatif qui est qu’on a des journalistes qui deviennent des relais de la volonté portée par les industries et non plus des regards critiques. C’est en train de changer, mais le problème c’est qu’ils sont en train de basculer complètement de l’autre côté, où il n’y a plus parfois que de la critique, où le monde de l’Internet et du numérique serait devenu complètement noir.
Donc cet outil que nous avons tout le temps, en fait il masque, je pense, trois choses que je voudrais préciser dès le départ qui sont Internet, les services et les serveurs. Parce que dans les médias, en général on a tendance à tout confondre : « je l’ai lu sur Internet » ou « les internets » ou « c’est la faute à Internet ». Enfin vous voyez ! C’est comme si Internet était devenu en soi quelque chose d’unitaire, de global, à prendre ou à laisser. Ce qui n’est pas si simple que ça, il y a plusieurs niveaux.
Internet lui-même c’est avant tout l’interconnexion de réseaux. C’est la manière dont on va faire fonctionner ensemble des outils différents. Et là aussi, ce qui est intéressant, c’est que ces outils différents sont pour la plupart privés. L’ordinateur qu’on utilise ou le téléphone mobile nous appartiennent ; le réseau sur lequel va être transférée l’information appartient à Orange, à SFR, à Free, enfin c’est privé. Les câbles sous-marins sont privés ; les serveurs eux-mêmes sont privés : ils appartiennent à Google, à Facebook, etc. Donc cet ensemble de choses privées est obligé de marcher en commun grâce aux protocoles de l’Internet. C’est-à-dire que ce qui est la force de l’Internet c’est d’avoir inventé des protocoles qui, d’une manière imposée à chaque constructeur, à chaque maillon d’une chaîne qui est souvent privée, qui a donc des intérêts privés, on va y revenir tout à l’heure, mais obligés de travailler ensemble.
C’est la logique qu’on appelle celle des biens communs, ou des communs, et Internet est, de ce point de vue-là, un commun, c’est-à-dire une infrastructure globale commune, mais Internet ce n’est encore une fois pas le matériel, ce sont les protocoles et les protocoles vous sont expliqués dans cette vidéo pédagogique. Vous voyez à la fin tous les gens qui ont financé.
Projection de la vidéo The Internet revealed - Euro-IX
Voix off : Que vous soyez en ligne pour chatter avec un ami ou envoyer des e-mails, passer une commande pour un livre, consulter la météo, regarder un film ou encore étudier la guerre du Péloponnèse, on dirait qu’il n’y a qu’un seul fil qui vous connecte directement à ce que vous souhaitez. Mais un milliard d’autres personnes sont connectées à un milliard d’autres choses en même temps. Comment cela marche-t-il ? En 50 ans.
Imaginez le réseau comme un jeu. Un jeu ne fonctionne que si on respecte des règles, sinon on ne s’amuse pas beaucoup. Si vous amenez deux ordinateurs ou plus à jouer ensemble, vous avez un réseau. Si votre ami fait la même chose, voici un autre réseau. Mais si vous acceptez tous les deux que vos réseaux fonctionnent de la même manière, vous pouvez alors les connecter ensemble et vous avez un inter-réseaux. Les règles suivies s’appellent le protocole internet. Tant qu’il est respecté, autant d’appareils et de réseaux peuvent être ajoutés jusqu’à ce que le monde entier soit connecté. C’est ce que représente l’Internet : un réseau de réseaux qui se partagent les uns les autres.
Chaque appareil sur Internet a sa propre adresse.
Tout ce que vous envoyez sur Internet n’est en fait qu’un message d’un appareil à un autre, mais il ne se déplace pas en un bloc. Ce message est pulvérisé en minuscules paquets de données, chacun emballé avec des infos sur ce qu’il est, d’où il provient et où il va. De cette manière, un message peut prendre différents chemins pour arriver à destination.
Parce qu’il suit le même protocole, l’appareil récepteur sait comment reconstituer le message en un morceau.
La force d’Internet réside dans le fait qu’il soit décentralisé avec de nombreuses connexions possibles ; il n’existe pas un point de défaillance. Si un chemin est en surcharge ou bien cassé, vos données prendront tout simplement un chemin différent, même lorsqu’une large partie de l’Internet est décimée, votre message trouvera toujours un chemin alternatif.
Mais voyons comment vos données vont d’un réseau à l’autre si vous utilisez un fournisseur d’accès à Internet et votre ami un autre fournisseur ?
Quelques entreprises établissent des connexions privées entre elles pour échanger du trafic, mais de plus en plus de trafic passe par des plateformes partagées qu’on appelle points d’échange internet. Un point d’échange internet est une infrastructure sur laquelle de nombreuses organisations se rassemblent pour interconnecter leur technologie ; elles peuvent être des fournisseurs d’accès, des fournisseurs de contenus, des maisons de presse, des sites de réseaux sociaux, des opérateurs Télécoms. En un mot, toute organisation reposant sur du trafic peut bénéficier d’un point d’échange.
En se connectant sur l’infrastructure commune, ces organisations font des économies et le trafic échangé entre elles passe plus vite et de façon plus efficace.
Traditionnellement les fournisseurs se vendaient l’accès à leurs réseaux respectifs, mais pour beaucoup de fournisseurs qui échangent régulièrement du trafic, ce procédé achat-vente apportait plus de gestion que voulue. Beaucoup d’entre eux ont compris qu’en trouvant un juste milieu, les coûts de chacun allaient baisser et que la fluidité du trafic s’améliorerait. Les fournisseurs peuvent, grâce à une seule connexion à la plateforme, échanger avec bon nombre de participants. Cette façon de faire est appelée le peering et cela rend Internet plus rapide et plus abordable pour tous. Les participants du point d’échange concluent des accords entre eux dans une perspective de bénéfice mutuel. Ainsi le système de peering tend à se réguler lui-même. On peut penser que les entreprises abandonnent d’une certaine manière leurs services, mais en fait chacune apporte sa part d’une solution globale dont ses clients ont besoin, à savoir échanger du trafic de la manière la plus fiable et efficace.
L’Internet est ouvert, décentralisé et complètement neutre. Sa force vient de sa périphérie et non d’un cœur. Aucune organisation ne contrôle le système et c’est ce qui permet qu’il fonctionne aussi bien. En acceptant de coopérer nous participons tous à la réalisation d’Internet.
Voilà comment fonctionne Internet.
En quelques minutes, ils vous ont expliqué bien mieux que je n’aurais pu le faire le fonctionnement de l’Internet, mais ils sont un certain nombre avec un gros financement. Voilà qui est intéressant aussi de voir qu’Internet peut produire des outils pédagogiques de grande qualité.
Ce qui est important dans le message c’est la notion de coopération. C’est-à-dire on a un inter-réseaux qui coopère. Mais est-ce que les services qui sont construits sur ce réseau vont coopérer aussi ? Est-ce que les gestionnaires des tuyaux ne sont pas en train de prendre la main sur les utilisateurs et les producteurs de services ? C’est cette question qu’on appelle la neutralité de l’Internet. C’est une question qui a été soulevée dès 2003 par Tim Wu que vous voyez ici en train d’écrire et Larry Lessig qui ont dit « il faut que le réseau traite de la même manière des paquets quel que soit l’expéditeur, quel que soit le destinataire, parce que si on rompt cette logique-là alors on va rompre toute la logique de coopération d’Internet », telle qu’elle a été décrite dans la vidéo précédente.
Or vous n’êtes pas sans savoir que depuis le mois de juin aux États-Unis, il n’y a plus de neutralité de l’Internet. Ce qui permet aux opérateurs de réseaux, à ceux qui gèrent les tuyaux, le contenu qui passe, de ralentir certaines données. Pourquoi les ralentissent-ils ? Ça peut dépendre. Globalement leur intérêt c’est ce qu’on appelle des marges arrière, c’est-à-dire qu’ils vont ralentir un service qui a pas mal d’argent, je ne sais pas, au hasard YouTube, en disant « eh bien si tu me payes je ne te ralentis plus » ; ça s’appelle les marges arrière.
Le problème c’est que cet été, pendant les incendies en Californie, le réseau Verizon a ralenti celui qui utilisait beaucoup de bande passante et celui qui utilisait beaucoup de bande passante c’était les pompiers.
Donc on voit à travers cet exemple très simple et juste deux mois après la fin de la rupture de la neutralité de l’Internet aux États-Unis que ce qui est mis en danger c’est la continuité. C’est ce qui auparavant était une logique dite de best effort c’est-à-dire oui, il y a des moments où il y a beaucoup de gens qui veulent la même chose et donc la congestion de l’Internet c’est comme les embouteillages. Mais, à ce moment-là, il suffit de faire le best effort ; ces moments-là ne durent pas longtemps. Et puis globalement, depuis 25 ans qu’on prédit qu’Internet va être saturé et s’effondrer, à chaque fois les protocoles se sont améliorés, les logiciels de compression se sont améliorés, les outils se sont améliorés et puis les tuyaux se sont agrandis et donc, globalement, on n’a jamais connu cette congestion pourtant si souvent annoncée.
Donc on a là une vraie question politique qui est posée sur l’infrastructure elle-même, celle de l’Internet.
Après on a la question des services. On parle souvent du Web et le Web c’est le spider web, le web de la toile d’araignée.
Or, quand on voit une araignée construire sa toile, c’est très organisé ; c’est très structuré. Le Web ce n’est pas du tout construit comme ça au contraire ; il ne s’est pas construit comme une cathédrale, mais comme un bazar. C’est-à-dire chacun a ajouté son site, son serveur, son idée, sa vidéo, son texte, son blog, tout ça de son côté, sans demander l’avis de personne. Il n’y a pas de chef d’orchestre sur Internet et c’est ce foisonnement à partir de tas d’initiatives individuelles réparties qui a créé l’interconnexion globale du Web ; cette grande capacité en fait du Web à être innovant, à être sans arrêt en renouvellement permanent. Donc bien voir que cette notion n’est pas aussi construite que celle d’une toile d’araignée.
Qu’est-ce qu’on trouve comme services ?
Les services ce sont ceux que vous utilisez en fait. Ce sont les moteurs de recherche, ce sont les médias sociaux, ce sont les sites vitrines, les blogs, enfin tout ce qui va exister sur le Web et qui a parfois des sens différents : un blog ce n’est pas la même chose qu’un média social ; il faut qu’on arrive à comprendre ça. Dans tous les cas, ce sont des gens qui s’expriment, qui écrivent quelque chose et qui le distribuent à d’autres de manière publique. Un média social ça va être plutôt court, ça va être lié à un réseau d’amis. Un blog ça va être « j’affiche mes idées ; j’ai le temps de les développer comme je veux, avec la taille que je veux ». Donc on est, d’un côté, dans la sociabilité et de l’autre on est dans de la liberté d’expression, dans la capacité de dire ce qu’on a à dire à la face du monde et puis vient qui veut ou qui peut.
Après, dernière couche. Donc on avait le réseau, les services, et puis on a les serveurs eux-mêmes et là on assiste à une industrialisation. Je vous ai montré tout à l’heure la photo du premier serveur utilisé par Paul Ginsbarg, qui était une toute petite machine inutilisée, qui était posée dans un coin de bureau. Aujourd’hui, les serveurs sont à l’intérieur de datacenters et encore des datacenters qui, vous voyez, de haut en bas, deviennent des lieux où il y avait encore des humains qui devaient aller brancher des câbles et intervenir, à des systèmes de plus en plus, je dirais, propres et industriels, construits pour repérer par logiciels les failles. Il y a des milliers de serveurs là-dedans et dès qu’il y en a qui tombe en panne, eh bien il est remplacé par un autre et puis voilà ! Et quand il y en a trop qui sont en panne, il y a un humain qui vient, qui enlève l’ancien serveur, qui en remet un nouveau à la place, qui enlève tous ceux qui sont cassés et on continue comme ça.
Donc on est dans un modèle qui est industriel vraiment, avec tout ce que ça veut dire, c’est-à-dire consommation énergétique : on considère que le réseau internet c’est 5 % de la consommation d’électricité du monde ; non négligeable ! En même temps il faut être réaliste, les grands datacenters ne sont pas ce qui consomme le plus proportionnellement à leur usage. Pourquoi ? Parce que les compagnies qui gèrent les datacenters ont un intérêt principal, c’est-à-dire consommer le moins d’électricité possible ; c’est un coût pour elles. Et ça, elles le font en gérant ce qu’on appelle le load balancing, c’est-à-dire en adaptant le fonctionnement des serveurs à l’usage : la nuit, les serveurs qui sont en France ont moins d’usage, donc ce n’est pas la peine de les laisser tourner et consommer de l’énergie. Et ça en permanence ; il y a une adaptation qu’on appelle load balancing.
Ce qui est intéressant de cette adaptation c’est ce qu’on appelle de l’optimisation et l’optimisation c’est la base de l’économie. On parle d’une économie de quelque chose quand on est capable d’optimiser, de se dire : voilà, je vais mettre en balance un service et une consommation électrique et comment je vais faire en sorte non pas de consommer le moins parce que consommer le moins ça voudrait dire je ferme le service : quand j’étais petit la télévision s’arrêtait à 22 heures et elle reprenait vaguement à 13 heures le lendemain, pendant une heure, et puis elle s’arrêtait à nouveau ; on consommait moins mais c’était arrêté ! Là c’est trouver un optimum entre les deux, donc une économie.
Ce phénomène d’optimisation est là en permanence dans l’Internet. Je vais vous donner un exemple qui est celui des publicités sur Google. J’ai posé « parfums Chanel » et avant d’avoir un site de vente fait par d’autres prestataires, j’ai toutes les publicités proposées par Chanel. Ça c’est un système où, en fait, les marques, les entreprises peuvent acheter des mots-clefs : ils ont ce qu’on appelle les AdWords [1] ; les mots publicitaires sont achetés. Et quand est-ce qu’ils payent ? Ils payent quand il y a un clic sur le lien, donc quand un utilisateur va choisir ce qui est marqué en haut advertisement, publicité.
Et là, chaque prestataire va dire : si on clique sur mon lien je suis prêt à donner à Google tant d’argent. Est-ce que Google va mettre en avant toujours celui qui propose le plus d’argent ? Pas forcément, parce que ça, ça ne serait pas de l’optimisation, ça serait du calcul brutal. L’optimisation veut dire pour Google, du point de vue de Google, je vais mettre en avant — donc là où les gens ont le plus de chances de cliquer — le site qui va me rapporter le plus, me rapporter à moi Google le plus. C’est-à-dire soit parce que les gens payent très cher, soit parce que beaucoup de gens vont cliquer. Donc il y a une optimisation qui est faite : calculer quelle est la meilleure personne que Google va mettre en avant avec les chances qu’on clique et donc que Google touche sa monnaie derrière.
Il se débrouille très bien à faire de l’optimisation puisque vous savez que c’est le premier revenu publicitaire à l’échelle du monde, c’est la plus grande entreprise publicitaire du monde, donc il se débrouille très bien à faire de l’optimisation de ce type.
Le problème de l’optimisation c’est qu’elle est peut-être faite par un algorithme, mais elle est faite au bénéfice de qui ? Est-ce qu’elle est faite au bénéfice de Google ou est-ce qu’elle est faite au bénéfice de celui qui achète de la publicité ?
Et c’est là qu’il y a un autre phénomène dont je vais reparler tout à l’heure, mais ça sera après la pause, qui est celui de la publicité personnalisée, c’est-à-dire l’idée que la plateforme, le service, sait mieux que les autres ce qu’il peut présenter comme publicité qui va attirer le clic et donc attirer son propre bénéfice à lui.
Donc l’optimisation a un problème c’est qu’elle n’est jamais abstraite, mais elle est toujours orientée par celui qui la met en place.
Dernier point sur la manière moderne de gérer l’informatique : c’est un réseau de confiance.
C’est terrible, mais tous les matins mon ordinateur me raconte que pendant la nuit moi je dormais mais lui il a bossé, il a mis les logiciels à jour, il a mis le système à jour, etc., automatiquement bien évidemment et ainsi de suite.
Et là je me dis : eh bien j’ai intérêt à avoir confiance. J’ai un ordinateur que j’ai acheté, mais est-ce qu’il est vraiment à moi ? Est-ce que ça n’est pas une dépendance de l’entreprise qui est chez moi, dont j’ai le droit de me servir à une condition c’est que l’entreprise le veuille bien, c’est-à-dire que je lui fasse confiance et que l’entreprise me fasse confiance.
Et dans le même temps, si on ne met pas à jour son ordinateur, on crée des trous de sécurité et à ce moment-là, la confiance que j’ai dans le réseau, cette confiance qui est de dire : c’est à partir de mon ordinateur que je vais accéder à des serveurs ; mais si j’ai des trous de sécurité c’est qu’au travers du réseau des malfaisants quelconques vont pouvoir accéder à mon ordinateur, installer sur mon ordinateur des logiciels zombies capables de se réveiller tous au même moment pour aller ensuite faire une attaque, comme on dit, par déni de service. Donc mon ordinateur est devenu une dépendance du réseau et non pas quelque chose qui m’appartient, que je maîtrise et que je contrôle. Ça c’est une situation quand même assez nouvelle, dont il faut bien prendre l’enjeu : nous sommes devenus des succursales du monde numérique.
Donc non seulement c’est un écosystème, mais les outils que nous achetons ne nous appartiennent pas vraiment, nous sommes les usagers tant que le système le veut bien et si on n’est pas en plus confiants dans les capacités de ce système, les risque sont encore plus grands.
Donc là on va parler des médias sociaux, mais je crois qu’on va faire une petite pause avant parce que je sens que vous n’en pouvez plus. On se donne 5-10 minutes pas plus.