Deux choses.
D’abord la question de la transition en général : aujourd’hui il n’y a pas que l’UTC [Université">de technologie de Compiègne] qui s’en empare, il y a plein d’autres endroits dans la société, plein d’autres universités, plein d’autres écoles, c’est évidemment une bonne nouvelle.
En revanche, dans le terme « low-technicisation » il y a low-tech, même si on a essayé de le cacher un peu derrière un mot plus difficile à prononcer, mais il y a low-tech. Pour le coup, associer low-tech et ingénieur, eh bien ce n’est pas facile parce que l’ingénieur s’inscrit fondamentalement dans le paradigme du hig-tech, dans la course en avant technologique, et le low-tech est vu comme un retour en arrière ou comme une régression par rapport à cette avancée. On pourrait en discuter, je pense que ce n’est pas le cas, c’est-à-dire que le low-tech c’est toujours de l’invention, c’est toujours de l’innovation mais simplement, comme on le disait tout à l’heure, avec une direction différente, ce n’est pas le sujet de développer ça ici. Je voulais insister sur le fait qu’associer low-tech et ingénieur ce n’est pas quelque chose de facile, du coup c’est intéressant que l’UTC laisse sa place à cette association. Et ça, en revanche, je ne suis pas sûr que ça se produise dans beaucoup d’autres endroits ailleurs, dans beaucoup d’autres écoles ailleurs, parce que c’est justement quelque chose qui touche, en quelque sorte, à la nature même, peut-être même à l’histoire, à l’historique de l’ingénieur. On touche donc à quelque chose d’assez profond.
Néanmoins ça se produit aujourd’hui à l’UTC, c’est-à-dire qu’on a un label Ingénierie Soutenable [1] qui ancre le terme de low-technicisation ; on ouvre aujourd’hui un cours « Low-technicisation et numérique » donc, de fait, l’institution accepte ce concept. Pourquoi ? Il y a quelques bonnes raisons assez intéressantes.
Une des premières, peut-être, c’est le lien historique entre les sciences humaines et la technique. C’est-à-dire qu’à l’UTC il y a toujours eu une culture très forte de la technologie au sens de l’étude des techniques avec de l’histoire des techniques, avec de la philosophie des techniques, avec les questions économiques en prise avec les techniques, etc. Il y a donc un laboratoire de sciences humaines et des enseignants du domaine des sciences humaines qui sont présents, qui sont très présents à l’UTC, et je pense que ça joue beaucoup. J’ai cité Bernard Stiegler [2], j’ai cité Isabelle Stengers [3] qui sont des philosophes, il y a également aujourd’hui des économistes qui se positionnent par exemple sur la décroissance. Aujourd’hui les gens qui travaillent dans le domaine des sciences humaines permettent d’apporter un regard un peu plus distancié sur la technologie qui amène, justement, à ne pas prendre peur devant des mots comme low-tech ou décroissance, mais à comprendre que ce sont des façons de penser, on pourrait presque dire que ce sont des paradigmes différents.
Le premier point qui fait que l’UTC est un lieu qui peut accueillir le concept de low-tech et associer les concepts de low-tech et d’ingénierie, c’est donc la place des sciences humaines.
Un autre point qui me paraît extrêmement important c’est le mécanisme de choix des UV [Unité de valeur] parce qu’il permet une pluralité de l’offre. On ouvre aujourd’hui un cours « Low-technicisation et numérique » en tronc commun : tous les élèves ingénieurs qui passent par le tronc commun pourront le suivre, mais tous ne devront pas le suivre, et pour moi ça fait une différence importante. On ne va pas imposer aujourd’hui à tous les élèves ingénieurs – on pourrait décider de le faire demain – de suivre cet enseignement. Ça veut dire que parmi les ingénieurs qui vont sortir de l’UTC, il y en a qui auront acquis une double culture, en quelque sorte. Il y en a qui auront appris les techniques et méthodes qui relèvent du domaine du high-tech et qui auront aussi appris les domaines, les méthodes qui relèvent de la low-technicisation. En quelque sorte, ils viendront avec deux cordes à leur arc. Il y en a qui pourront choisir de ne rester que dans le chemin du high-tech et ils pourront se consacrer à cette voie-là. L’UTC permet ces deux trajectoires possibles.
J’espère aussi que demain – on n’a pas encore l’ensemble de l’offre pour ça, mais ça évolue dans le bon sens – on sera en mesure de sortir des ingénieurs qui auront fait le choix de beaucoup plus fortement s’ancrer dans l’axe de la low-technicisation et du low-tech, ce seront donc des ingénieurs qui seront beaucoup moins aptes à travailler dans le domaine du high-tech, mais, encore une fois, peut-être que demain ou après-demain ce seront finalement ces ingénieurs qui seront particulièrement utiles.
Dans les raisons qui font que la low-technicisation trouve particulièrement sa place à l’UTC, j’ai cité l’exemple de la présence forte des sciences humaines et de la réflexivité associée ; le principe de choix des UV qui permet une pluralité de l’offre. À cette pluralité de l’offre on peut également associer le mécanisme des activités pédagogiques d’inter-semestre qu’on a introduit depuis quelques années, qui permet, en fait, à des enseignants et des enseignantes de proposer des cours un petit peu expérimentaux, un petit peu innovants, que l’on peut tenter une fois et ne pas refaire, ou refaire différemment. Ces cours se déroulent sur un mode stage : ça veut dire que, pendant une semaine, les étudiantes et les étudiants qui suivent ce cours ne font que cela avec l’enseignant/l’enseignante responsable. C’est donc un autre espace, qui peut être un espace où on va prendre un petit peu d’air par rapport aux contenus un peu plus traditionnels qu’on étudie dans une école d’ingénieur. Ces espaces-là participent aujourd’hui pas mal de ce mouvement, on va dire, d’actions en cours en faveur de la transition, en direction de la transition ou des transitions. Une bonne partie de l’offre, une partie significative de l’offre est organisée, est structurée d’une façon générale autour des questions en prise entre la technique et l’écologie.
Pourquoi est-ce que ces offres-là se manifestent particulièrement dans les Api, Activités pédagogiques à l’inter-semestre ? Parce que c’est possible dans ce cadre-là, il y a une liberté, une facilité de créer des cours assez forte et aussi, à mon avis, parce que c’est l’expression d’une demande de la part du corps enseignant, des professeurs, on est un certain nombre à avoir envie d’aller vers cela, et puis, évidemment, c’est aussi une demande de la part des étudiants, des étudiantes, une demande que l’on ressent tous, qui est croissante.
Peut-être le dernier point que l’on peut également souligner sur le pourquoi ça se passe en particulier à l’UTC. Ce n’est pas totalement propre à l’UTC, néanmoins il y a une dimension associative, il y a une part de l’implication des étudiants dans leur formation qui est importante à l’UTC, qui est vraiment significative. Quand je disais tout à l’heure que les étudiants sont demandeurs de contenus et de formation autour des questions environnementales, derrière le terme demandeur on pourrait voir une vision un peu consommatrice, mais ce n’est pas du tout le cas : les étudiants sont aussi extrêmement moteurs. Par exemple, le CIS, Collectif Ingénierie Soutenable [4] qui s’est créé, qui a abouti au label Ingénierie Soutenable, est un collectif dans lequel les étudiants sont partie prenante : eux-mêmes font partie de ce collectif, ils participent, ils proposent des choses, etc.
Le montage même de l’UV « Low-technicisation et numérique », dont on parle ici, s’est fait également en partenariat : à l’intérieur de ce collectif d’enseignants, d’enseignantes qu’on a créé, il y avait aussi des étudiants, des étudiantes et c’est ensemble qu’on a produit le programme de cours, ce qu’on pouvait faire à l’intérieur. Il y a des apports de contenus qui sont faits par des étudiants.
On est dans un domaine tout à fait émergent dans lequel nous, les professeurs, il faut qu’on soit particulièrement modestes ; ce n’est pas mal d’être modeste en général, mais dans ce domaine-là c’est particulièrement significatif puisqu’il y a assez peu de certitudes, les choses changent beaucoup. Donc, face à tous ces contenus un peu nouveaux les étudiants ont eu une part particulière à prendre.
Le fait d’être dans une école dans laquelle, je pense, l’approche n’est pas trop descendante, il n’y a pas trop de surplomb de la part des enseignants par rapport aux étudiants, ça laisse un peu plus la place aux étudiants, ils s’en emparent et je crois que ça fait partie aussi aujourd’hui des facteurs qui permettent à l’UTC de laisser émerger ce concept et ces approches qui sont à la fois nouvelles et encore une fois, comme je l’ai dit, perturbatrices par rapport à ce qu’est une école d’ingénieur fondamentalement.