Ce que copier veut dire - Copy Party, Communs, Domaine public, Culture libre - 2/3 - Lionel Maurel

Titre :
Ce que copier veut dire (2/3) - Le numérique introduit une rupture radicale et nous précipite dans la culture de la copie.
Intervenant :
Lionel Maurel
Lieu :
Conférence [lire+écrire] numérique - Médiathèque de Rezé
Date :
Mars 2013
Durée :
33 min 39
Licence :
Verbatim
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Transcription

Lionel Maurel : Et puis le numérique arrive aujourd’hui et là, on a une rupture qui est radicale et qui est beaucoup plus difficile à négocier pour le droit d’auteur parce que, quand on parle de numérique, donc cette combinaison des ordinateurs, d’Internet, on arrive à une situation où la copie devient absolument omniprésente et universelle. C’est-à-dire qu’il n’y a plus de possibilité d’accéder à une œuvre indépendamment d’une copie de cette œuvre. Quand je lis un livre, il n’y a pas de copie : le fait de regarder ce livre n’entraîne pas juridiquement de reproduction, donc le droit d’auteur ne se déclenche pas. La lecture d’un livre est un acte qui est juridiquement, si vous voulez, hors sol quoi, il n’y a pas d’atteinte possible sur cet acte.
Quand on est dans une pièce de théâtre il n’y a pas de copie, mais là le droit d’auteur intervient à travers une notion qui s’appelle la représentation. Mais avec la diffusion sur Internet aucun acte n’échappe à la copie. Là, ce que je suis en train de faire en ce moment, je vous fait une diffusion de ce powerpoint, mais il y a une copie qui est bien sur ce support et mon support est tout à fait saisi par le droit d’auteur. Et je ne vous cache pas que ça a été un très gros casse-tête de l’illustrer avec des images, parce qu’il faut que je trouve des images réutilisables pour faire mes supports et c’est tout un parcours du combattant de le faire. Là, on est tout à fait dans un cadre où le droit d’auteur s’applique, et j’essaye de ne pas trop le violer, même si, bon, tout n’est pas complètement d’équerre dans ce support. Mais voilà, cette image-là, j’ai le droit de vous la montrer parce qu’elle est sous licence libre.
Et donc, cette omniprésence de la copie crée aussi une culture de la copie, une véritable culture de la copie, et on retombe dans un de ces âges précédents où la création était indissociable de la copie et c’est ça qui à mon avis est le phénomène important. On a toutes ces pratiques de copie « transformative » où on copie un élément pour se le réapproprier, le modifier légèrement, l’adapter, le transformer et en faire autre chose. Et en général, ça donne une sorte de sous-culture, de culture qui est assez intéressante dans ses développements, qui a un potentiel critique et caustique fort.
Là vous avez des détournements de logos de Coca-Cola, les fameuses couvertures de Martine qui ont entraîné une réaction en justice de l’éditeur qui a fait supprimer, par exemple, l’éditeur automatique de couvertures de Martine qui existait. Il y en a plein d’autres qui existent encore, mais ils ont réagi. C’est là où on tombe dans la copie comme moyen d’autodéfense, aussi, parce que c’est symbolique. Quand on a des images politiques qui nous sont assénées comme ça, la réappropriation par le remix permet de les détourner et de s’échapper d’une certaine forme de matraquage ou de communication politique qui, parfois, peut être envahissante. Et on est, comme le dit André Gunthert qui est une personne qui s’intéresse au statut de l’image à l’ère numérique, on est à l’ère de l’appropriabilité numérique de l’image et ça, c’est un élément qui est très important.
Deuxième affaire de contrefaçon en ligne qui a été jugée, concernait, vous savez, les 100 000 milliards de poèmes de Raymond Queneau. Donc Raymond Queneau crée cette œuvre : il y a dix sonnets à la base dont on peut intervertir les vers, les mélanger, et ça donne 100 000 milliards de poèmes potentiels. Il y a cette très belle édition chez Gallimard qui permet de faire fonctionner le principe. Et quelqu’un s’était dit « je vais transposer en numérique ». Il avait fait une base de données avec ces vers et quand on clique sur le bouton ça compose à la volée un des poèmes possibles dans les 100 000 milliards de poèmes. Les ayants droit de Queneau, de Raymond Queneau, ont attaqué pour contrefaçon du droit d’auteur. Et là, les juges ont très vite considéré que c’était bien une œuvre, qui avait été numérisée, que ça constituait une reproduction de cette œuvre, qui nécessite une autorisation préalable de l’auteur, et ils ont considéré que c’était une contrefaçon. Et dès que, si vous voulez, du point de vue du langage, ils ont réussi à plaquer ces mots-là sur ces actes, c’est comme si on avait mis le pied dans tout le code de propriété intellectuelle et tout le code s’est transposé à Internet. Et c’est très ironique que ça ce soit fait avec les 100 0000 milliards de poèmes, parce que Raymond Queneau avait lui-même une réflexion très poussée sur qu’est-ce qu’être auteur d’une œuvre. Parce que Queneau savait très bien qu’il n’était pas auteur de tous les 100 000 milliards de poèmes. Lui a créé les dix premiers et il y a quelque chose d’automatique qui se crée et c’est presque plus le lecteur qui crée la suite des dix poèmes. Donc c’est assez ironique que ce soit cette œuvre-là qui ait permis au droit d’auteur français de mettre le pied sur Internet.
Tout ça crée une situation qui est complètement explosive pour le droit d’auteur et je vais vous donner un exemple qui vous montre à quel point c’est le cas. C’est un exemple que j’aime bien prendre. Cette photo, en fait, a été prise par un photographe américain qui s’appelle Noam Galai, qui a pris une série d’autoportraits de lui en train de crier, comme ça, et qui les a postés sur une plate-forme qui s’appelle Flicker, plate-forme de partage de photographies, en mettant un copyright. C’est-à-dire qu’il a mis © All Rights Reserved, ça veut dire « aucune copie n’est possible sans mon autorisation ». Et quelques temps plus tard, il a fait ça en 2006, et un an et demi ou deux ans plus tard, il y a une de ses collègues de travail qui est venue le voir et qui lui a dit : « Ah j’ai vu ta tête sur un tee-shirt. J’ai trouvé ça super, je ne savais pas que tu faisais des tee-shirts ! Et lui a répondu : Mais moi je ne fais pas de tee-shirts, qu’est-ce que c’est ? » Et il a commencé à regarder, et il a utilisé, vous savez, un moteur de recherche inversé d’images qui s’appelle TinEye. Il a chargé son image et il s’est rendu compte qu’en fait, cette image, sans qu’il ne le sache, a eu un effet de propagation complètement explosif sur Internet. Alors pourquoi cette image-là ? On ne sait pas trop, c’est peut-être son potentiel évocateur. Mais en tout cas, il y a des tas de gens qui ont vu cette image et qui se la sont appropriée, à tel point que sa tête, maintenant, est sur des graffitis, sur le mur qui sépare Israël et la Palestine. Elle est sur des jeux de cartes, elle a été sur des planches de skate, elle a été reprise des tas de fois dans la presse, elle fait des couvertures de livres, des flyers, voilà. Et donc lui, il a eu un choc, parce que déjà c’était sa création, c’est son visage, quand même, donc il y aussi une question de droit à l’image qui se pose. Il a été assez désemparé. Et il y a, en fait, des centaines de reprises de cette image et il n’y a qu’un seul éditeur qui lui a demandé une autorisation. Donc voilà. Sa réaction, pour réagir à ce phénomène, ça a été de faire un site internet qui s’appelle Scream Everywhere où lui recense toutes les réutilisations et il en a fait une espèce de collection qui devient une sorte de méta-œuvre à partir de toutes les réutilisations. Et il explique que pour lui, psychologiquement, ça été important pour se réapproprier ce qui, quelque part, lui avait échappé. Il n’a pas engagé de poursuites devant les tribunaux parce que bon, de toutes façons, c’était assez complexe de réagir.
J’avais trouvé que c’était un cas intéressant qui vous montre à la fois la puissance de la dissémination du Web, une certaine forme de misère du droit, parce que le droit est un peu impuissant devant la puissance de dispersion des images. Et la question c’est est-ce que c’est la mort de la création ? Ça se discute parce que, évidemment, ce photographe n’a pas eu vraiment de retours financiers sur son œuvre, mais il est clair qu’il a produit, de manière dérivée, des centaines et des centaines de créations à partir de la sienne. Du coup maintenant, sur son site, il vend des produits dérivés. Il a dit : « Puisque c’est comme ça allons-y ! » Il vend des tapis de souris, il va très loin, il vend des mugs et il vend même, j’avais vu, des petits pull-overs pour chien. Il est tombé dans un truc warholien. Il s’est dit : « Allons-y ! Si on reproduit, allons jusqu’au bout ! »
Il faut voir aussi que le numérique entraîne une chose dont on n’a pas vraiment conscience et dont on verra bien d’ailleurs tout à l’heure, en faisant la Copy Party, c’est qu’il y a des tas d’actes qui sont parfaitement légaux dans l’environnement physique qui deviennent illégaux quand ils se transposent en numérique.
Je ne sais pas si vous connaissez cette pratique qui s’appelle le bookcrossing. J’ai un livre, je l’achète et on ne se rend pas compte le nombre de libertés, très simples qui sont attachées à la possession de ce livre. C’est-à-dire que je ne peux pas le copier, parce que là je tombe sous le coup du droit d’auteur, mais je peux le donner, le prêter, je peux même le revendre ; ça c’est absolument légal, le droit d’auteur ne contrôle pas ce type d’actes. Ça s’appelle la théorie de l’épuisement des droits qui fait qu’une fois qu’il y a eu une première vente, il y a un certain nombre d’actions qui deviennent possibles sans restriction et donc ça permet aussi des formes d’échanges qui s’appellent le bookcrossing : j’abandonne mon livre à un endroit pour qu’un inconnu puisse un jour s’en saisir. Ça s’est organisé : on trouve ce phénomène qui se développe beaucoup aux États-Unis et au Canada, ça s’appelle les Little Free Library. Les gens, devant chez eux, plantent une petite cabane en bois, sur un poteau, dans laquelle ils entreposent leurs livres et le principe c’est que vous pouvez venir vous servir, à condition de remettre des livres de temps en temps. Il y a a une forme de règle du jeu qui s’est installée et, dans certaines villes au Canada, notamment à Toronto, je l’ai vu aussi à Montréal, ça devient un phénomène qui n’est pas complètement anodin en termes de circulation des ouvrages.
Vous prenez ces mêmes gestes, vous les transposez dans le numérique, qu’est-ce que ça devient ? Le fait de se créer une petite boîte et de charger des fichiers de livres numériques pour que des gens viennent les partager, ça s’appelle du peer to peer et c’est exactement le genre de choses pour lesquelles The Pirate Bay est tombé en Suède. Donc ça devient, typiquement, ce qui est le plus stigmatisé et le plus illégal. Et vous avez des pratiques maintenant numériques qui consistent, par exemple, à ficher des clefs dans les murs, ça s’appelle des Dead Drops, pour laisser des fichiers, et éventuellement que des gens viennent s’y connecter pour les récupérer. Ça, si vous y mettez des fichiers protégés, c’est violemment illégal.
De la même manière que vous avez cet objet qui s’appelle une PirateBox, qui est, en fait, une petite boîte qui crée son propre réseau Wi-fi autour d’elle et à laquelle vous pouvez vous connecter avec un téléphone portable, un ordinateur. Ça aussi c’est déconnecté d’Internet, c’est complètement invisible pour l’HADOPI, et ça vous permet de faire des échanges de fichiers, et si vous y mettez des ouvrages… Mais, du point de vue du geste, c’est le même que de donner un livre, si vous voulez. L’acte de donner qu’il soit en physique ou en numérique, change complètement de signification juridique.
La solution qui a été envisagée pour essayer de rétablir un équilibre dans tout ce paysage, depuis 1996, c’est celle d’essayer de contrôler la copie par ce qu’on appelle des DRM, qui sont des mesures techniques de protection, Digital Rights Management [1], qui permettent d’empêcher les copies ou de les contrôler, de contrôler le nombre de copies, la manière dont on les fait, le type d’appareils sur lesquels on peut lire les copies, et c’est le système que le droit a essayé de mettre en place pour redonner un sens au droit d’auteur dans l’environnement numérique. Ça s’est propagé dans les législations aux États-Unis, dans les directives européennes et y compris dans notre droit français, depuis 2006, dans une loi qui s’appelait la loi DADVSI. On a cette idée, que moi je considère un peu comme une sorte de Deus ex machina, c’est-à-dire qu’on a considéré qu’on avait un problème technique, problème avec la machine, on allait le résoudre par la machine, par la technique. Les idées de ces lois c’est de dire que si vous faites sauter un DRM vous commettez un délit supplémentaire par rapport à la contrefaçon, qui va être lui aussi puni. Donc les DRM on ne peut pas les faire sauter : c’est un nouveau délit par rapport à la contrefaçon que la loi punit.
Le problème c’est que cette logique, si vous voulez, d’empêcher la copie, peut conduire à des dérapages qui sont assez inquiétants et qui le deviennent, avec le temps, de plus en plus. On a eu ce fameux cas, en fait, en 2009, où Amazon avait supprimé à distance tous les exemplaires de 1984 de Georges Orwell — c’était extrêmement bien choisi — qui avaient été légitimement achetés par les utilisateurs, parce que, en fait, ils avaient eu un problème de droit et donc tous ces livres, qui avaient été légitimement achetés, ont disparu des Kindle de leurs possesseurs. Et ils ont refait ça en 2012 avec une personne en Finlande.
Là beaucoup de gens ont dit : « Transposons ça en physique : vous achetez un livre, l’éditeur n’avait pas les droits, vous l’achetez légitimement. Pour venir vous le reprendre chez vous, il n’y a aucun moyen légal de le faire. C’est-à-dire que, même si le livre est condamné comme étant illégal, une fois que l’avez acheté, vous le gardez chez vous, il n’y a aucun moyen légal de forcer votre domicile, d’aller sur votre bibliothèque et de vous prendre l’exemplaire ! » Il n’y en a aucun. Là, Amazon, en dehors de toute procédure judiciaire, a simplement appuyé sur un bouton et il a fait disparaître tous les livres des Kindle.
On a d’autres exemples de cette logique-là des DRM. C’est Olivier Ertzscheid, qui est dans le fond, lui il traduit DRM en disant que c’est un droit de regard de la machine, et c’est assez vrai et ça peut aller très loin. Récemment, vous savez, la console Kinect, celle qui vous permet, comme la Wii, de jouer en bougeant devant la machine, a une caméra qui vous regarde. Et donc Microsoft s’est dit : « Mais en fait, on pourrait utiliser cette caméra pour compter le nombre de personnes qui regardent la télé, et comme ça on pourrait faire des produits ou des modèles économiques où on donnerait un nombre de visionnages par personne qui regarde effectivement un film ». Et donc, de cette façon-là, ils peuvent savoir combien de gens sont assis sur un canapé et si vous regardez le film tout seul, ou avec un ami, avec votre femme, et ils vous compteraient, en fait, un visionnage effectif. Mais pour ça, ils sont obligés de voir dans votre maison.
Là, récemment, le dernier gros fiasco des DRM, parce que ça produit aussi ça, c’est, vous savez la semaine dernière SimCity s’est lancé, et là le système de DRM qui a été choisi c’est de vous obliger à jouer de manière connectée. C’est-à-dire vous ne pouvez pas jouer au nouveau SimCity si vous n’avez pas une connexion Internet qui vous relie à la plate-forme. Le problème c’est qu’ils n’ont pas mesuré le succès qu’ils allaient avoir et la plate-forme est instantanément tombée au lancement, ce qui fait que tous les gens qui ont acheté le jeu n’ont pas pu effectivement jouer.
Vous voyez, cette logique du DRM est assez problématique et on tend maintenant vers une tendance qui est l’idée qu’il faudrait supprimer toute possibilité de copie des contenus culturels, parce que c’est la copie qui pose problème. Et là, il y a un concept, qui est assez intéressant, qui a aussi été développé par Olivier Ertzscheid sur son blog Affordance, qui est celui l’acopie [2], et il nous dit : « L’acopie, ce serait alors l’antonyme de la copie, un terme désignant la mystification visant à abolir au travers d’un transfert des opérations de stockage et d’hébergement liées à la dématérialisation d’un bien, la possibilité de la jouissance dudit bien, et ce, dans son caractère transmissible, en en abolissant toute possibilité d’utilisation ou de réutilisation réellement privative ». Et là, on voit se mettre en place des dispositifs techniques qui, tous combinés, c’est vrai, tendent à nous empêcher toute possibilité réelle de copie. Vous avez ce qu’on appelle le cloud computing, c’est-à-dire cette idée qu’on n’aurait plus besoin de stockage physique dans nos ordinateurs, dans nos clés USB, dans nos téléphones, et où tous nos contenus culturels pourraient être stockés en ligne, sur les serveurs qui peuvent être ceux d’Amazon, de Google, d’Apple, et qui suppriment la nécessité, pour nous, de télécharger finalement réellement et d’avoir la possession des fichiers sur nos machines.
Vous avez tout ce qui est téléphone portable, tablette, qui peuvent devenir ce qu’on appelle des jardins clos, hortus conclusus, le jardin clos dans lequel vous pouvez avoir des contenus, mais quand vous avez tablette Apple, pour faire sortir ces contenus de la tablette, c’est assez complexe. Même des techniques comme le streaming, qui permettent de visionner des contenus sans avoir à les copier et à les télécharger, ont aussi cette utilité-là, c’est-à-dire de supprimer la copie. Donc on tend, et là encore récemment Apple, la semaine dernière, déposait un nouveau brevet pour rendre les vidéos réellement « incopiables ». Donc vous voyez, on tend vers une idée qu’on supprimerait la copie.
Alors supprimer la copie, ça pose une vraie question par rapport à notre rapport à la culture, parce que l’acte de copie a un rôle fondamental dans l’appropriation du contenu. Vous vous souvenez qu’à l’école vous avez passé un temps considérable à copier, recopier ; la copie est indissociable de la pédagogie, par exemple. Mais, si vous regardez bien, elle est indissociable de toute forme d’accès et de jouissance des biens culturels. C’est André Gunthert qui disait : « L’appropriation est le ressort fondamental sur lequel repose l’assignation de la culture formée par l’ensemble des pratiques et de biens reconnus par un groupe, comme constitutifs de son identité. Elle fournit, depuis des temps immémoriaux, la clef de la viralité des cultures, leur mécanisme de reproduction ». Et cette appropriation passe par le fait de pouvoir copier, mais aussi interagir avec les contenus. Donc supprimer l’idée même qu’il puisse y avoir une copie, c’est aller vers une autre conception de la culture elle-même.
On ne se rend pas compte, aussi, de ce que ça veut dire par rapport au fait que notre culture, de plus en plus, tombe dans des flux. C’est-à-dire qu’on est de plus en plus, avec Internet, dans un mode de transmission des contenus en flux. On est constamment baignés avec les réseaux sociaux, avec nos flux RSS, dans de la culture qui passe devant nous. Et là c’est un autre bibliothécaire, qui s’appelle Silvère Mercier, qui disait que pour lui, « l’acte de copier c’est comme le fait de cueillir une pomme. On a besoin de copier un contenu pour le détacher du flux et l’emporter dans un espace où on va pouvoir en profiter, y compris parfois en étant déconnecté, pour pouvoir vraiment s’y plonger et le lire. »
Je ne sais pas si vous connaissez des dispositifs, par exemple il y a des applications comme Pocket, je ne sais pas si vous voyez ce que c’est, c’est une petite application sur téléphone portable. Quand vous avez un article que vous repérez, intéressant, vous appuyez sur un bouton, elle copie seulement le texte et elle vous le met dans votre téléphone et vous pouvez le lire, y compris hors connexion. Et ce geste, ce simple geste qu’on retrouve dans des systèmes comme Spotify, Deezer, voilà, il a une valeur importante dans cette culture des flux, parce que c’est le moment où vous pouvez vous poser, lire tranquillement, en étant déconnecté de ces éléments. C’est un élément de stabilité, si vous voulez, qui a un rôle cognitif important. La copie c’est quelque chose de biface. Il y a un côté sombre de la copie, on va vous dire la copie c’est tricher ou voler. Il y a un côté qui est plus clair, qui est celui d’aimer, de partager ou de créer dans cet acte.
Dans notre culture, on pense très fortement que la copie peut être assimilable à une forme de tricherie. J’avais beaucoup aimé cette image où on voit quelqu’un qui vient d’être diplômé et qui dit : « Je voudrais remercier Google, Wikipédia et le copier-coller ». Et c’est vrai que c’est une question qui devient de plus en plus tendue, la question du plagiat à l’école ou à l’université. Vous savez qu’il y a beaucoup de cas de thèses qui s’avèrent être des plagiats, ou de mémoires. Il y a toute la question du rapport des élèves eux-mêmes à la copie et aux contenus qu’ils peuvent trouver en ligne, qui peut être assez problématique. Et c’est vrai que là, dans la question du plagiat, on a quelque chose qui dépasse le droit, qui est de l’ordre de la morale, qui est le fait de se dire : « Est-ce que c’est moralement répréhensible de ne pas citer ses sources, d’emprunter des idées, de copier des passages en s’affirmant comme auteur de quelque chose qu’on n’a pas créé ? » On a quelque chose de cet ordre.
Le plagiat est une question qui devient un peu omniprésente. On a eu des cas assez célèbres. On a eu PPDA (Patrick Poivre d’Arvor, NdT) et la biographie d’Hemingway. Vous avez toute l’affaire Macé-Scaron, ce journaliste qui a fait une carrière dans le plagiat, en fait, quasiment. Rama Yade, elle-même, qui avait eu des…, un livre où elle avait fait ce qu’elle appelait des citations libres, ce qui dans le droit, n’existe pas. Houellebecq qui, dans son roman, avait copié des morceaux de Wikipédia, dans un roman qui a eu le prix Goncourt, La Carte et le Territoire, et qui l’avait caché, et qui s’en est défendu comme une forme de collage artistique. Voilà. Dans le monde de la recherche, j’avais noté cette pétition qui s’est lancée sur un site qui s’appelle Archéologie du copier-coller, où il y a quelqu’un qui a fait une pétition pour qu’on ne ferme plus les yeux sur le plagiat dans la recherche et qui essaye d’en repérer dans les travaux scientifiques. Et ça peut aller très loin. En Allemagne, vous avez une personne qui en a fait un business, et qui est devenue un chasseur de plagiats, qui actuellement est partie en lutte contre la classe politique. Vous savez qu’en Allemagne, c’est assez important d’être docteur et d’avoir fait une thèse. Et en fait, il a lancé un site sur lequel il mélange à la fois crowdfunding et crowdsourcing, c’est-à-dire qu’il met à prix la tête d’hommes politiques, en leur disant : « Votez, donnez-moi de l’argent, et si on atteint telle somme, moi je lance une enquête pour voir si cet homme politique a vraiment écrit sa thèse. » Et ensuite, il incite les gens à lui envoyer des informations pour voir où ils ont repéré des correspondances bizarres entre deux textes. Et récemment, la ministre de l’enseignement, de l’éducation, en Allemagne, a été obligée de démissionner parce qu’il s’est avéré que sa thèse était un plagiat. Vous voyez, là ça pose des questions sur la copie qui tombent dans des excès un peu inverses.
Mais le plagiat est une question compliquée. Moi j’aime beaucoup la personne qui est là, qui s’appelle Nina Paley, qui est une artiste américaine qui est très ancrée dans la culture libre et elle, en fait, elle ne se place plus sur le terrain du droit d’auteur pour protéger ses créations. Elle a choisi de les libérer complètement, y compris de l’obligation de la citer comme auteur. Et elle dit : « En fait, si vous réfléchissez bien, ça n’est pas une question juridique. C’est-à-dire que la régulation d’un phénomène comme le plagiat se fait d’une manière sociale par la stigmatisation et l’accusation de ridicule. » Et elle estime même que, d’une certaine manière, le fait d’essayer de régler ça par le droit, n’est pas la bonne solution, et que ça peut même, au contraire, elle, elle dit favoriser le plagiat. C’est vrai que, vous verrez tout à l’heure, que la question peut se poser.

L’autre assimilation qui est souvent faite c’est celle de la copie et du vol. Et ça, ça se fait beaucoup avec le piratage. Je ne sais pas si vous avez déjà vu au début des DVD ces spots qui vous disent : « Le piratage, c’est du vol. » On vous dit : « Est-ce que vous voleriez un sac ? Est-ce que vous voleriez une voiture ? Alors pourquoi est-ce que vous voleriez un film ? » Donc on assimile le piratage à un acte de vol. Vous avez la HADOPI qui avait fait une campagne de publicité qui était entièrement axée sur cette idée d’assimiler le piratage à du vol [3].
Moi c’est une question que je trouve très importante, notamment d’un point de vue juridique, parce qu’en fait, juridiquement, c’est profondément faux. C’est-à-dire que la contrefaçon est un délit différent du vol. Juridiquement, ce sont deux choses, deux délits séparés, et le vol ça se définit comme la soustraction frauduleuse de la chose d’autrui : c’est-à-dire quelqu’un possède un élément, vous lui volez, il ne l’a plus, et vous l’avez fait de manière frauduleuse. Ça c’est un vol.
En numérique, la notion de vol n’a pas de sens. C’est-à-dire que quand vous faites une copie, vous n’enlevez pas l’objet à une personne. Au contraire, vous ajoutez un exemplaire supplémentaire de cette même chose. J’aime beaucoup cette phrase de Serge Soudoplatoff qui dit : « Quand on partage un bien matériel, il se divise — c’est l’exemple de la pizza, vous partagez une pizza, elle se divise — mais quand on partage un bien immatériel, il se multiplie ». Et donc ça, si vous voulez, ça change complètement la signification de l’acte de copie et c’est ce qui a pu faire que dans certains pays comme la Suisse, l’Espagne ou le Portugal, l’acte de téléchargement simple, le download, c’est-à-dire le fait, a été assimilé à un acte de copie privée et n’a pas été condamné en tant que tel.
Je voudrais juste vous signaler aussi ça que je trouve assez intéressant. Il y a des domaines qui ne sont pas, qui ne peuvent pas être régulés par le droit d’auteur, parce que les juges ont considéré que ce n’était pas applicable. Alors c’est assez surprenant, la haute couture, par exemple, les créations de haute couture ne sont pas considérées comme « protégeables » par le droit d’auteur. C’est pareil pour la cuisine, les parfums, les tours de magie. En fait il y a des tas de domaines où des gens ont essayé de revendiquer un droit d’auteur sur ces choses-là, mais les juges leurs ont dit : « Non, ça vous êtes en dehors du champ du droit d’auteur ». Il faut savoir, par exemple, qu’un cuisinier, qui fait ses recettes de cuisine, même un grand cuisinier, il n’a aucun moyen de protéger sa recette. Donc il ne peut pas empêcher un autre cuisinier de refaire exactement la même recette que lui et de le copier. De la même manière que quelqu’un qui fait de la haute couture ne peut pas empêcher un autre couturier de refaire la même robe. Ce qu’il peut empêcher, c’est de mettre sa marque et de copier sa marque, mais de refaire la même robe ce n’est pas possible.
Et alors qu’est-ce qui se passe dans ces champs-là qui ne sont pas soumis au droit d’auteur ? On constate que ce qui prend le relais ce sont des codes d’honneur. C’est-à-dire que les cuisiniers, les grands cuisiniers ou les grands couturiers, ont des règles professionnelles et des codes d’honneur qui font qu’on peut copier les autres, on peut s’inspirer, à condition d’améliorer. C’est-à-dire que la copie servile est stigmatisée dans le milieu. C’est-à-dire que quelqu’un qui va refaire votre plat à l’identique, chez les cuisiniers c’est mal vu, c’est quelque chose d’un peu vulgaire. Mais si vous vous inspirez de quelqu’un et que vous essayez d’y apporter votre propre contribution, là ça devient quelque chose qui est au contraire valorisé. Le monde de la mode, en fait, fonctionne beaucoup comme ça, par reprises d’éléments, collages.
Le rapport entre la copie et la création aussi est assez important aujourd’hui, vous savez, c’est tout ce qu’on appelle les remix ou les mashup, c’est-à-dire le fait de prendre des œuvres, de les combiner autrement, de les réinterpréter, de les réadapter. Ça, juridiquement c’est très sensible, c’est-à-dire on voit ça beaucoup, par exemple beaucoup sur Youtube. Le fait de faire un remix d’une œuvre, par exemple de mettre les images d’un clip avec les paroles d’une autre chanson, du point de vue du droit d’auteur ça peut coincer. C’est beaucoup plus facile à faire aux États-Unis qu’en France parce que notre droit est beaucoup plus restrictif là-dessus. Je vous donne juste un exemple : normalement, en France, on a un droit à la parodie qui nous permettrait, peut-être, de faire ce genre de choses. C’est une exception au droit d’auteur, mais elle est compliquée en application. Je vous donne juste deux exemples. Ça c’est une parodie de Tintin qui est faite par un dessinateur qui s’appelle Bob Garcia, qui fait les aventures de Saint-Tin et de son ami Lou, et donc ce sont des parodies assez comiques des aventures de Tintin. Mais vous voyez, en termes de dessin, c’est très fidèle à l’œuvre originale. Et il a vécu des moments très difficiles avec les ayants droit de la société Moulinsart, qui détient les droits de Hergé, et ça a dû aller jusqu’à la Cour de cassation, et finalement la Cour de cassation a jugé que c’était bien une parodie et qu’il avait le droit de faire ceci, même de le commercialiser, parce que la parodie ça permet aussi de faire un usage commercial.
À côté, vous avez une autre création qui s’appelle Cats. C’est un dessinateur, là, cette fois-ci, qui a refait Maus de Art Spiegelman, mais lui, il n’était pas d’accord avec le fait que dans Maus les nazis soient des chats et toutes les victimes soient des souris parce qu’il trouvait que ça naturalisait une forme, comme de dire que ça naturalisait l’oppression. Lui a voulu refaire Maus, mais tous les personnages sont des chats. Et là, en fait, il a été attaqué par l’éditeur et ça, ça n’a pas été reconnu comme légal et il a été obligé d’envoyer toute sa production à la benne. Il y en a une vidéo en ligne, la vidéo du constat d’huissier où on voit toute la production qui part à la benne et qui est déchiquetée.
La copie, pour créer, est une chose qui pose un vrai souci, alors que ça devient aussi, quand même, un vrai phénomène de société. Vous avez peut-être entendu parler l’année dernière du Gangnam Style, cette vidéo qui a été la vidéo la plus vue sur Internet, et qui a fait l’objet de centaines de remix et de mashup, voilà. Et pareil, là, récemment, on a eu la folie du Harlem shake, des gens se sont mis à tous parodier cette espèce de danse. Ça devient une vraie stratégie marketing d’inciter les gens à faire des mashup pour attirer l’attention sur des contenus et ensuite, après, les vendre. Juridiquement, je n’ai pas le temps de détailler, mais c’est très complexe. Tout ça repose essentiellement sur un robot sur Youtube qui s’appelle Content ID, et qui est capable de laisser passer certaines infractions en redistribuant des recettes publicitaires. Et donc, toutes ces re-créations ne sont possibles que parce qu’elles sont surveillées par un robot qui va décider si, oui ou non, il laisse passer ou pas.
On est aussi dans une espèce de contradiction du système parce qu’on est de plus en plus incités à copier et à partager en ligne, notamment sur Facebook, par exemple. Vous savez, vous avez des boutons, sur tous les contenus, qui disent : « Partagez-moi sur Facebook ! Partagez-moi sur Facebook », mais il faut voir qu’une plate-forme comme Facebook, qui est aussi une grande machine à copier, finalement, ce qu’elle fait, pour moi, ce n’est pas du partage, parce que tout ce qu’on envoie sur Facebook, Facebook se l’approprie par le biais d’une licence qu’elle vous fait signer, implicitement, quand vous allez sur la plate-forme. Donc toute photo que vous mettez sur Facebook, tout contenu, vous concédez à Facebook un droit d’utilisation très large, y compris à des fins commerciales, et donc du coup c’est une espèce de détournement de l’acte de partage et de copie qui est assez inquiétant.
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Références

Avertissement : Transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant⋅e⋅s mais rendant le discours fluide. Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l'April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.