Bonjour. Aujourd’hui, j’ai choisi la lettre « C » pour vous parler des communs, « C comme communs ».
Les communs, c’est une ressource partagée, gérée par une communauté et qui va se doter d’une gouvernance.
Je suis Valérie Peugeot, je suis chercheuse en sciences sociales du numérique et je suis également commissaire à la CNIL, la Commission nationale informatique et libertés.
Je suis arrivée aux communs par le biais de mes activités associatives, il y a bien longtemps, au tout début des années 2000, j’étais très investie dans une association qui s’appelait Vecam [1], qui a fermé ses portes entre-temps. Vecam a commencé à travailler sur la question de la propriété intellectuelle et on s’est rendu compte qu’il y avait une espèce d’extension du champ de la propriété intellectuelle, que ce soit à travers l’allongement de la durée du droit d’auteur, l’apposition de brevets sur les semences et les tentatives sur du code logiciel. En tant qu’acteurs de la société civile qui militions pour un numérique ouvert, participatif, démocratique et non marchand, nous nous sommes rendu compte que cette extension du champ de la propriété intellectuelle allait à l’encontre de notre projet de société, si je puis dire. C’est comme cela que nous avons été amenés à travailler sur la question des communs et, dès 2005, nous avons organisé ce qui allait être le premier colloque en France, la première rencontre sur la question des communs, en l’occurrence sur les communs et le développement au sens développement Nord-Sud. Nous avons fait venir des acteurs qui travaillaient sur des sujets complètement différents, certains travaillaient sur la question des semences, d’autres sur le logiciel libre, d’autres sur les médicaments génériques, d’autres sur la science ouverte. Bref ! Des luttes, si je puis dire, qui, toutes, avaient en commun la question de la connaissance, de son partage, de sa circulation et tous essayaient d’inventer autre chose que des droits de propriété intellectuelle. On a fait se rapprocher ces acteurs-là sous le titre parapluie, si je puis dire, des communs. C’est comme cela, qu’en 2005, on a commencé à pousser dans l’espace public le thème des communs. Après, nous avons été suivis par plein d’autres acteurs, mais à l’époque, en dehors de Vecam, il y avait Philippe Aigrain [2] qui a été un grand penseur des communs, qu’on regrette, qui n’est plus avec nous aujourd’hui, mais nous étions une toute petite poignée en France. Depuis, la notion de communs a fait son chemin, nous en sommes très heureux et, aujourd’hui, c’est toujours avec autant de plaisir que je travaille sur ce sujet, cette fois-ci plus avec mon regard de chercheuse qu’avec un regard d’activiste tel que je pouvais le porter à l’époque.
Depuis ce premier colloque de 2005, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. À Vecam, nous ne sommes pas tout seuls, nous avons été nombreux à travailler autour de cette question de communs et on a d’abord essayé d’en mieux circonscrire la définition, de l’approfondir.
Je disais tout à l’heure, de façon très ramassée, que c’est à la fois une ressource partagée, une communauté et une gouvernance.
Pour revenir de façon un peu plus précise là-dessus, quand je parle de ressource, ça peut être une ressource aussi bien matérielle, foncière, comme ça a été pendant très longtemps du Moyen Âge jusqu’à la fin du 17e, début du 18e siècle, c’est-à-dire des champs qui appartenaient à des propriétaires terriens, mais sur lesquels il y avait des droits pour les paysans, qui étaient donc aussi des champs en commu ; ça pouvait être des fours qui étaient gérés par des communautés d’habitants, des fours à bois, ça pouvait être des lavoirs. La France et l’Europe entière étaient peuplées de communs. Ça peut être une première forme de communs, on va dire assez historique, qui a, en très grande partie, disparue. Mais aujourd’hui, avec le numérique, les communs reviennent aussi sous une forme immatérielle, à savoir sous la forme d’un code partagé, d’un algorithme ouvert, de données partagées et circulantes, d’idées, de concepts qui échappent, encore une fois, à un régime propriétaire.
Ça c’est pour la ressource.
Pour la communauté, là encore, historiquement, c’étaient des petites communautés qui étaient liées à un territoire, les paysans qui vivaient autour de la pâture sur laquelle ils pouvaient emmener leurs bêtes ou les habitants du village autour du lavoir. Aujourd’hui, grâce au numérique, on a des communautés beaucoup plus larges et des communautés déterritorialisées. Je prends l’exemple du logiciel libre : si vous pensez aux milliers de contributeurs au système opérateur GNU/Linux, par exemple, qui œuvrent à travers la planète entière, évidemment on change à la fois de taille mais aussi de lien au territoire grâce au numérique.
Quant à la gouvernance, qui est la troisième dimension indissociable, les règles que cette communauté va se choisir, dont elle va se doter pour protéger la ressource, quand je dis protéger la ressource c’est éviter que certains ne respectent pas la ressource et en abusent, ce qu’on appelle en anglais les free-riders, les passagers clandestins en français, ou pour éviter que certains ne soient tentés de re-privatiser, re-propriétariser la ressource, eh bien il faut que cette communauté se dote de règles, également pour la faire fructifier. Ce n’est pas parce qu’il y a un régime de communs que certaines ressources sont incompatibles avec le marché. Les ressources peuvent aussi être commercialisées tout en étant partagées, l’un n’est pas incompatible avec l’autre.
Une fois qu’on a posé un peu ce périmètre-là, ce qui est intéressant c’est de voir, grosso modo depuis 2005, je prends comme point de départ ce colloque qui est un point de départ symbolique, bien sûr, comment le terme a vécu sa vie, comment il s’est diffusé.
Aujourd’hui, je dirais qu’on est à la fois dans un grand succès, parce qu’il est sorti de sa confidentialité. Sans être aujourd’hui approprié par le grand public, loin s’en faut, en tout cas on le voit circuler dans des tas d’univers différents, notamment on voit des acteurs publics s’emparer du terme « communs » et essayer de s’inspirer des communs pour mener à bien certaines missions de service public différemment, en s’appuyant sur des communautés. Ce qui est intéressant, c’est qu’il y a à la fois ce mouvement de sortie de la confidentialité, de propagation, de diffusion et, en même temps, comme ça arrive très souvent, il y a un petit peu de ce qu’on appelle du commons washing, c’est-à-dire qu’on utilise les communs un petit peu à tort et à travers en oubliant une ou deux des trois dimensions.
Ce qui m’importe aujourd’hui, c’est vraiment qu’on garde ces trois dimensions en tête, en permanence, quand on parle de communs, notamment qu’on mette, j’ai envie de dire au centre des communs la dynamique sociale qui sous-tend le commun plus que la ressource partagée. Une ressource partagée seule, un code ouvert seul, par exemple, ça ne suffit pas à en faire un commun. Il faut vraiment qu’il y ait ce collectif, cette dimension contributive derrière la ressource pour que l’on puisse parler de commun. Et c’est un petit peu ma bataille pour éviter qu’on ne dévalue le terme de communs, qu’on le mette à toutes les sauces et que ça serve, comment dire, de cache-sexe soit à ce qui est du service public, qui peut être du très bon service public, ce n’est pas la question, mais ce n’est pas un commun, c’est autre chose, ou qui serait, au contraire, un service marchand qui essaierait de se déguiser en commun, si je puis dire.
Quand on parle de communs numériques en général, les exemples qui viennent toujours à l’esprit en premier, c’est, bien sûr, Wikipédia qui est le commun numérique le plus exemplaire de tous, un peu l’ancêtre. Effectivement, dans Wikipédia, quand on regarde de plus près, la ressource partagée c’est cette connaissance encyclopédique, la communauté, c’est la communauté des Wikipédiens et la gouvernance ce sont des règles qui ont été mises en place au fur et à mesure de l’existence de Wikipédia, qui sont d’ailleurs régulièrement discutées avec leurs limites, leurs forces et leurs faiblesses. Wikipédia, c’est le commun exemplaire.
On peut parler du logiciel libre. J’ai envie de dire que le logiciel libre était un commun avant l’heure, qui ne s’appelait pas un commun. Les libristes ne se reconnaissaient pas nécessairement dans cette notion de commun et aujourd’hui, elle est digérée comme étant aussi le porte-étendard pour le monde du logiciel libre.
On peut parler aussi d’autres exemples comme OpenStreetMap [3], l’outil de cartographie libre et contributive, une fois de plus. Il y a une communauté de contributeurs à OpenStreetMap qui renseignent, au fur à mesure, cette base de données géographiques.
On peut citer Open Food Facts [4] qui est un équivalent en matière d’informations nutritionnelles sur les aliments.
Voilà quatre exemples de communs très emblématiques dans le champ numérique. Ce qui est intéressant, c’est que tous les jours il s’en développe d’autres et on espère qu’ils vont continuer à fructifier au-delà de ces quatre exemples particulièrement bien identifiés.
Un point très important quand on parle de communs numériques, consiste à se souvenir que, d’une part, il y a du commun au cœur de l’infrastructure internet et web. Pourquoi ? Quand je dis infrastructure, je ne parle pas des réseaux physiques qui, eux, appartiennent aux opérateurs télécoms ou à d’autres acteurs, je parle des protocoles sur lesquels Internet et le Web sont construits TCP/IP, HTPP, etc. Au départ, ces protocoles ont été pensés comme des protocoles ouverts et non pas comme des standards propriétaires. C’est Tim Berners-Lee [5] qui a inventé le protocole du Web au CERN [Organisation européenne pour la recherche nucléaire] et qui a décidé d’en faire un commun, de l’ouvrir, d’ouvrir ce protocole. Il est donc important de se dire que si les services en ligne ont pu se répandre aussi rapidement, c’est parce qu’au départ il y avait une ressource partagée et qu’il ne fallait pas demander la permission aux CERN ou à je ne sais qui pour pouvoir développer un service en ligne. On voit donc bien la pertinence de ce choix de faire d’Internet un commun.
Le principe de neutralité du Net qui consiste à dire que tout contenu, qu’il s’agisse d’une lettre d’amour ou d’une vidéo de petits chats, va pouvoir circuler de la même manière sur Internet quels que soient son émetteur et son destinataire, sans qu’il y ait d’entraves particulières ou de coûts particuliers, fait aussi partie de cette pensée des communs qui est au cœur du numérique que nous connaissons aujourd’hui.
Maintenant, une fois qu’on a dit ça, on voit aussi aujourd’hui que toute une série d’acteurs ont émergé sur ces communs dont la logique est anti-communs, parce que leur logique c’est de créer des monopoles, je pense notamment aux GAFAM mais pas que. Dans ce qu’on a aussi abusivement appelé l’économie du partage, les plateformes d’économie collaborative, on voit la même tendance qui consiste à créer des monopoles d’entreprises purement capitalistiques qui savent utiliser des ressources ouvertes, qui savent aussi utiliser les compétences ou les ressources matérielles des internautes – quand je dis ressources matérielles je pense à la chambre d’ami de quelqu’un qui participe à Airbnb ou la voiture qui est mise à disposition entre particuliers sur une plateforme collaborative. Ces plateformes savent capter la valeur en puisant dans les communs. C’est un gros point d’alerte et, aujourd’hui, on a besoin de penser les conditions juridiques qui vont permettre aux communs de continuer de fructifier sans se faire ré-enclore, on parle d’enclosure, par des grands acteurs du capitalisme informationnel.
La contribution aux communs peut se voir comme une contribution gratuite si on pense uniquement à travers un prisme monétaire, c’est-à-dire si on rabat la valeur sur la valeur financière des choses.
Ce qui est intéressant aussi quand on parle de communs, c’est de s’apercevoir que la valeur n’est pas forcément rabattable uniquement sur ce qui est monétisable.
Je pense que dans nos sociétés, c’est peut-être très utopique, laisser plus de place à des activités qui ne sont pas effectivement monétisées, mais qui, pour autant, ont une valeur au sens d’une utilité sociale, est quelque chose de très important et c’est ce que font les communs. Si je prends de mon temps libre pour aller cartographier mon village au fin fond de la Beauce, certes je ne vais pas être rémunérée pour ça, ça ne va pas faire bouillir la marmite, comme on dit, pour autant, ça m’apporte d’autres choses, ça m’apporte un sentiment d’utilité sociale, ça apporte un peu de sens dans ma vie, peut-être que ça m’amuse, peut-être que ça va me faire monter en compétences sur certaines choses, découvrir des choses, que sais-je encore ! Je pense que nous sommes vraiment enfermés, depuis la fin du 17e siècle, dans une pensée réductrice avec des penseurs comme Hobbes [6], comme Adam Smith [7], comme Locke [8], etc. On a emprisonné notre pensée dans un carcan intellectuel qui tourne autour de la propriété, le marché, l’utilité ramenée à sa valeur monétaire et, aujourd’hui, on a vraiment besoin de sortir de ce carcan intellectuel. Tous ces penseurs-là ont naturalisé, ont essentialisé un certain nombre de concepts, c’est-à-dire qu’ils nous ont fait croire, ils ont construit une fable collective selon laquelle l’humanité ne pouvait pas s’en sortir en dehors de la propriété, du marché, de la marchandisation donc de la financiarisation, aujourd’hui c’est plus de la financiarisation que la marchandisation, les deux vont ensemble.
Un des mérites des communs, au-delà ce qu’ils peuvent faire et de ce qu’ils peuvent produire effectivement, c’est de nous aider à sortir de cette pensée dans laquelle nous sommes enfermés depuis la fin du 17e siècle et de nous dire qu’il y a d’autres manières d’imaginer le vivre ensemble, la production de la valeur, la création de richesses au sens le plus fort. D’autres manières, aussi, de penser le soin, quand je dis le soin, c’est la manière dont on prend soin les uns des autres, des autres humains, mais aussi des non humains, de la nature ; on parle beaucoup de communs numériques, mais il y a aussi des communs naturels. On voit bien que le système capitalistique actuel n’est pas capable de prendre soin de notre planète, n’est pas capable de veiller à la biodiversité, n’est pas capable de prendre en main les enjeux de changement climatique. Les communs c’est aussi une manière de chercher des pistes fécondes pour répondre aux grands enjeux contemporains que le système dans lequel on vit depuis ce tournant 17e,18e, révolution industrielle, n’est pas capable d’appréhender, ces enjeux que nous ne sommes pas capables de traiter aujourd’hui et qui nous emmènent dans le mur.
Pour finir, aux personnes qui écoutent ce podcast et qui sont un peu titillées par les communs, qui ont envie d’en savoir plus, je recommanderais deux choses :
d’une part quelques lectures. Pas mal de bouquins sont sortis sur la question des communs ces dernières années, vous en trouverez notamment toute une série chez l’éditeur qui s’appelle C&F Éditions [9], comme cigale et fourmi. Je vous recommande d’aller sur son site web ;
deuxième recommandation : je vous incite à chercher autour de vous des communs, qu’ils soient numériques ou non, ça peut être tout simplement un habitat partagé ou un jardin partagé dans votre quartier, et voir de quelle manière vous pouvez, le cas échéant, y contribuer. Ça peut consister à participer, par exemple, à une cartopartie d’OpenStreetMap, il y en a un peu partout en France. Je vous invite donc à mettre les mains dans les communs, je vous invite à participer à ces nouvelles formes d’action collective.
Merci à toutes celles et tous ceux qui ont écouté ce podcast. Nous sommes aujourd’hui le 19 octobre 2023 et c’était « C comme communs ». À bientôt pour un nouvel épisode. Un nouveau mot. Un nouvel invité.