Perrine Tanguy : Salut et bienvenue à toi dans ce troisième épisode du podcast (Dé)clics responsables, le podcast qui met à l’honneur les initiatives responsables dans le secteur du numérique.
Je suis Perrine Tanguy, consultante en stratégie digitale et e-commerce responsable. En tant qu’experte, je m’intéresse beaucoup aux impacts sociaux, éthiques et environnementaux du numérique sur nos sociétés et notre planète. Il me tient à cœur d’éveiller les consciences sur ces dangers qu’on n’évoque pas, ou trop peu aujourd’hui, et de valoriser les nombreuses initiatives positives qui existent déjà.
Mon invitée du jour s’appelle Héloïse Pierre. Avec Amélie Delalain, elle a coécrit le livre Libre et humain à l’ère d’internet, un livre qui traite des dérives qu’Internet peut entraîner sur nos libertés. On y parle de big data, profilage de masse, démocratie, surveillance, des mots qui peuvent faire peur mais qui sont pourtant le reflet de la réalité. Avant de parler de solutions il faut informer et alerter et on peut dire qu’avec ce livre accessible à tous la mission est plutôt réussie.
Sans plus attendre, on retrouve Héloïse et je te retrouve à la fin de l’épisode pour un wrap-up. Bonne écoute !
Hello à tous. Salut Héloïse.
Héloïse Pierre : Bonjour Perrine.
Perrine Tanguy : Est-ce que tu peux te présenter ?
Héloïse Pierre : Oui, bien sûr. Je suis Héloïse Pierre de l’association Etikya [1] pour un Web plus éthique. Comme tu me demandais mon parcours pro, en fait j’ai débuté en faisant une licence en sciences de l’information et de la communication pour apprendre, on va dire, les différentes techniques de communication, que ce soit les relations publiques, le journalisme, la publicité, communication d’entreprise, etc. Ensuite j’ai travaillé dans différents domaines toujours en lien avec la communication. J’ai démarré dans l’événementiel, ensuite dans le secteur de l’édition, aussi dans la communication pour des petites entreprises, notamment dans le milieu culturel. Il y a quelques années je me suis spécialisée dans la communication sur Internet, notamment le référencement naturel, et puis, avec tout ce qui se passait par rapport au numérique, ce dont d’ailleurs on va parler au cours de ce podcast, j’ai switché vers la création d’Etikya pour un Web plus éthique.
Perrine Tanguy : Super. Sacré parcours déjà ! Première question que j’ai envie de te poser parce qu’on parle de liberté et de ton livre Libre et humain à l’ère d’internet, est-ce que tu peux nous donner ta définition de la liberté ?
Héloïse Pierre : C’est une sacrée question que tu me poses, pas facile ! Ce que je pourrais dire, en tout cas aujourd’hui, à mon sens la liberté commence vraiment par l’indépendance d’esprit, de conscience et cela passe par la liberté de penser par soi-même, sans influence et aussi de décider de sa vie justement librement. Donc forcément c’est en contradiction totale avec les notions de dépendance ou d’addiction qui sont notamment connues dans le domaine du numérique et des écrans et aussi incompatible avec l’idée ou l’acceptation de manipulation, de soumission, qui sont ou qui font aussi partie des bases, des stratégies employées par certaines entreprises numériques et aussi, parfois, les gouvernements et aussi la base de la publicité utilisée également sur le Web et de l’ingénierie sociale.
Ce que j’aimerais aussi dire aux gens c’est que la liberté c’est aussi un idéal qui mérite qu’on se batte pour elle, pour la défendre et la protéger, et ça à chaque époque. À notre époque, actuellement, il y a un enjeu de taille la concernant qui passe par le secteur des technologies et du numérique. On va sûrement développer ça avec toi.
Perrine Tanguy : Oui, complètement. Super. 20/20 à ton examen de philo.
Héloïse Pierre : Merci Madame la professeure.
Perrine Tanguy : Du coup, comment en es-tu arrivée à te spécialiser sur le sujet du numérique et des libertés ?
Héloïse Pierre : Ce n’était pas prévu, c’est sûr. Comme je disais j’étais dans la communication et quelque part, dans la communication, on nous apprend à être un bon petit soldat de la com’, donc utiliser les réseaux sociaux à fond, Internet à fond, toutes les techniques, etc., sans se poser de questions éthiques ou fondamentales, elles n’interviennent presque pas, en fait, quand on apprend la communication. Les stratégies des médias m’intéressaient aussi beaucoup, j’avais vu aussi, notamment en fac et ensuite, tous les travaux d’Edward Bernays [2], le père des relations publiques – à l’époque, au début du 20e siècle, cette discipline s’appelait la propagande. Il a notamment écrit un livre fondateur qui est Propaganda – Comment manipuler l’opinion en démocratie. C’est vrai que les techniques de manipulation des masses, qui sont aujourd’hui appliquées partout, m’intéressaient beaucoup, donc je suis très attentive à ça dans ce qui se passe dans le monde, dans l’actualité, le traitement médiatique, les mots, le choix des mots, l’aspect émotionnel, la stratégie du choc, etc.
C’est vrai que quand il y avait eu le PATRIOT Act [3] suite aux attentats en Amérique ça avait été quand même déjà un sacré pas dans la surveillance de masse de leur peuple par les gouvernements. C’est vrai que ça m’avait choqué je dirais dans mes tripes. Quelques années plus tard, suite à l’attentat de Charlie Hebdo, la France a fait exactement le même parcours : alors que tout le monde était en choc émotionnel, profondément bouleversé, ils ont fait passer à vitesse grand V, sans aucun débat et sans texte explicite, ce qui est la loi renseignement [4], qui est une loi qui autorise et rend légale la surveillance par l’État français du peuple.
Pour moi c’est intolérable, il y a quelque chose qui se réveille et qui fait que ce n’est pas possible.
Suite à ça on m’a proposé de créer une émission radio qui va fouiller, l’émission [5] s’appelait justement T.I.C. – éthique. On voulait parler de l’impact de la technologie dans notre vie. Le plus grand dossier qu’on a fouillé c’est celui de la vie privée et de la surveillance de masse. En fait, j’ai été tellement choquée, je ne pensais pas être naïve, etc., sur ce qui se passait et à quel point c’était pénétrant que je me suis dit je ne peux pas juste rester sans rien faire. Du coup on a créé le livre Libre et humain à l’ère d’internet et ensuite on nous a appelées pour faire des conférences, des ateliers de sensibilisation dans les lycées, pour les entreprises, les associations. Du coup ça me semblait important de le faire, même si ce n’était pas prévu.
Perrine Tanguy : OK. C’est super. En tout cas j‘ai trouvé le livre incroyable, hyper-riche en informations. Est-ce qu’il y a un concept clef que tu retiens particulièrement du livre et que tu aimerais partager avec nous aujourd’hui ?
Héloïse Pierre : J’ai été intriguée parce que c’est vrai que c’est un sujet qui nous concerne tous, mais, en fait, tout le monde accepte un petit peu cette surveillance, cette intrusion de plus en plus grande, on va dire, dans nos vies. En fait, je pense qu’une chose importante c’est déjà de dépasser un peu le dogme du « ce n’est pas si grave, je n’ai rien à cacher », cette célèbre phrase on va dire. Avec Etikya on a fait de nombreuses conférences d’information et de sensibilisation dans des lieux très divers, avec des gens d’origines très diverses et également d’âges variés, et ce qui était étonnant c’est que ça ressortait toujours « ce n’est pas si grave, je n’ai rien à cacher » pour plein de raisons différentes. Cette phrase, ce concept provient de Google, notamment de l’ancien PDG, Eric Schmidt, qui avait énoncé ça dans les médias et ça a été repris ensuite dans les sphères médiatiques et politiques puisque les politiques s’en servent également aujourd’hui en disant « si vous n’avez rien à cacher – c’est-à-dire si vous êtes honnêtes, si vous êtes des citoyens honnêtes – vous allez accepter cette intrusion puisque seuls les gens malhonnêtes ont des choses à cacher ». Donc ça renverse complètement les valeurs de protection de la vie privée qui sont pourtant une des bases, un des piliers de la vie en société.
Perrine Tanguy : Hyper-intéressant. Si je peux citer un concept qui m’a marquée dans le livre c’est « des jeux et du pain », ce que le gouvernement antique, à l’époque de la civilisation romaine, appliquait finalement au peuple, des jeux et du pain, pour manipuler les masses. Je trouve ça assez incroyable. On a le recul nécessaire pour voir qu’à l’époque ils fonctionnaient comme ça et, à notre époque, on parle aussi des jeux et du pain avec notamment les jeux, tu le disais toi-même, qui sont maintenant les écrans. Je trouve ça assez fort de comparer avec Rome.
Héloïse Pierre : Et puis là on est, en plus, dans une société de divertissement et de loisirs, donc c’est typiquement une des stratégies pour soumettre justement les populations, c’est connu et reconnu. C’est vrai qu’aujourd’hui, quand on sait que les gens passent en moyenne six heures sur leurs écrans, c’est bien plus que les jeux de Rome qui étaient très événementiels. Je crois que quand on a un smartphone on le regarde environ une centaine de fois par jour, etc., donc on est presque addict à ces jeux, à ces écrans. Du coup, oui, en effet, je pense qu’aujourd’hui aussi il y aurait beaucoup à dire et beaucoup de recul à prendre sur la société dans laquelle on vit.
Perrine Tanguy : Oui. C’est clair. Justement en parlant des gouvernements et des régulations qui sont mises en place, l’Union européenne a sorti le RGPD [6], le Règlement général sur la protection des données, qui a été imposé en mai 2018 à tous les acteurs du numérique. D’après toi, est-ce que ça suffit à nous protéger ?
Héloïse Pierre : Non, absolument pas. On va dire que c’est un pas, mais ce n’est vraiment pas suffisant du tout. D’ailleurs ça ne change pas, ça ne retourne pas le problème, ça ne change pas la donne en termes de vie privée, de surveillance de masse ou d’intrusion. Certes, les entreprises sont maintenant soumises à cette loi, mais pour la plupart des internautes, peut-être toi également, en fait c’est à l’internaute à chaque fois de faire un, deux ou trois clics pour dire qu’il n’accepte pas certains cookies, etc. La plupart des gens veulent avoir accès à l’information ou au contenu du site très rapidement, donc souvent ils acceptent, ils acceptent, ils acceptent. Je trouve que c’est penser à l’envers : de fait les entreprises ne devraient pas prendre des données ou les partager à des entreprises tierces, la plupart du temps c’est quand même vraiment ça, sans le consentement des gens et point à la ligne. Que la personne autorise si elle le souhaite, qu’il y ait des clics ou des efforts à faire pour autoriser et pas l’inverse parce que, du coup, dans la pratique, ça fait que la plupart des gens autorisent et cliquent. Si, par exemple, on visite une cinquantaine de sites pour faire des recherches ou autre on passe à chaque fois dix secondes juste à configurer les cookies du site ; c’est l’enfer !
Perrine Tanguy : Oui, c’est pénible !
Dans le livre vous faites un focus sur les outils de surveillance de masse. Selon les gouvernements on ne parle pas d’outils de surveillance de masse, en tout cas les gouvernements n’en parlent pas comme ça, déjà ils n’en parlent pas mais, s’ils en parlent, c’est pour évoquer la sécurité des citoyens. Du coup il y a un vrai débat : est-ce que ces outils assurent vraiment notre sécurité ou bien est-ce qu’ils nous aliènent totalement ? Qu’est-ce que tu penses de ce débat sécurité versus liberté ?
Héloïse Pierre : Déjà, je pense que le problème c’est qu’on les oppose, c’est-à-dire que c’est soit on est en sécurité au prix du coup de nos libertés les plus fondamentales, mais en fait il n’y a aucune garantie, en tout cas on n’est pas plus en sécurité aujourd’hui grâce à ces outils de surveillance de la population, ça c’est faux. Une des lois a été le PATRIOT Act en Amérique et, du coup, on a aussi notre PATRIOT Act, la loi renseignement en France. Le FBI ou je ne sais plus quelle organisation, en tout cas le gouvernement américain avait assuré que cette loi avait permis d’arrêter et de prévenir une cinquantaine d’attentats en Amérique ; ensuite ils sont revenus sur leurs propos et ont dit que ça avait finalement peut-être permis de prévenir un demi-attentat, je ne sais même pas ce que ça peut signifier. En vérité les experts en sécurité, les spécialistes aussi du terrorisme, etc., disent que ce qui fonctionne c’est plutôt des stratégies d’infiltration et non pas la surveillance de masse, ce qu’on appelle les filets de pêche, c’est-à-dire on surveille vraiment tout le monde, ce n’est pas du tout ciblé. Ce qui pourrait fonctionner c’est une surveillance très ciblée, spécifique. Autoriser la surveillance de toute la population c’est dramatique parce que ça conduit aussi à une société de la méfiance. Je ne pense pas qu’on puisse se sentir en sécurité quand la méfiance devient une norme sociétale, où on est tous méfiants vis-à-vis des uns des autres et où même notre propre gouvernement se méfie de l’ensemble de la population, car on est potentiellement tous des terroristes en puissance. Pour moi, en fait, ça bousille ce qu’on appelle la paix sociale, justement le fait de vivre dans une société démocratique ou, en tout cas, humaine, normale. Il faut qu’il y ait de la confiance à la base.
Perrine Tanguy : Oui. Un vrai débat, pas tant que ça finalement. Est-ce que tu sais s’il existe aujourd’hui des associations ou des groupements de personnes, en France, qui font pression sur le gouvernement pour alerter sur ces dérives ?
Héloïse Pierre : Oui. En effet. Il existe par exemple La Quadrature du Net [7] que je vous invite à suivre, vous pouvez suivre son blog qui est vraiment un blog de référence sur ces sujets-là, même pendant le confinement dernier où, à cause du gouvernement on va dire, ça n’a pas chômé pour la Quadrature du Net ou pour la Ligue des droits de l’homme qui se bat aussi sur ces questions-là. Ils se sont battus, par exemple, par rapport aux drones que le gouvernement français a achetés pour surveiller la population pendant le confinement. Ça a été un de ses premiers actes pour le Covid, donc c’est quand même assez particulier : on parle d’un problème sanitaire et une des premières actions faite par le gouvernement a été d’acheter des drones pour surveiller sa population pendant le confinement, donc c’est un choix politique très particulier, en tout cas à interroger. La Quadrature du Net fait aussi des actions en justice, donc c’est très long, très fastidieux, très compliqué, mais ils en ont fait, notamment sur les drones achetés, utilisés par la préfecture de Paris et ils ont réussi à gagner leur premier passage en justice. C’est déjà vraiment bien parce que les victoires judiciaires sont très compliquées à obtenir aujourd’hui.
Il y a aussi le site Technopolice [8] qui est un site qui regroupe plein d’associations, de collectifs, etc., engagés sur ces domaines-là, mais aussi d’individus et c’est aussi participatif. Justement le site Technopolice met en évidence le fait que la technopolice est présente aujourd’hui en France et se renforce, et, du coup, c’est un site qui met en lumière les entreprises qui participent à cette société technopolice et aussi ce que font le gouvernement ou des fois des structures liées au gouvernement dans ce sens. Vous avez une cartographie de la France avec les villes, la ville de Nice, par exemple, et son maire, est connue pour aller vraiment dans ce sens. Chacun peut alimenter avec la connaissance de ce qui passe sur le terrain ou de certaines entreprises et, du coup, passer l’information afin qu’elle circule et qu’on puisse aussi s’en prémunir parce que c’est un danger pour nous, pour les générations futures et pour notre démocratie.
Perrine Tanguy : Oui, clairement. C’est intéressant parce que tu parlais de la crise sanitaire et du fait que la première action que le gouvernement a mise en place c’est l’achat de drones pour la surveillance. Il y a une autre action que j’interroge c’est l’application TousAntiCovid qui d’ailleurs, à la base, ne s’appelait comme ça, je ne sais même plus comment ça s’appelait, en tout cas ça a fait couler beaucoup d’encre parce que, justement, il y a le débat « moi jamais je n’installerai l’application, on va avoir accès à toutes mes données, etc. ». Qu’est-ce que tu penses de ce sujet-là ?
Héloïse Pierre : Là aussi La Quadrature du Net s’est mobilisée, la Ligue des droits de l’homme également parce que c’est compliqué. En effet, je pense que c’est vraiment une question de confiance, or aujourd’hui, en tout cas dans les faits, on ne peut pas la donner au gouvernement puisqu’il a rendu légales des choses qui sont illégales, qui sont anticonstitutionnelles, à l’inverse des droits fondamentaux et des droits de l’homme. Il n’y a absolument aucune certitude, en effet, qu’il n’en fasse pas un mauvais usage. À partir de là, je dirais que c’est à chacun de faire ses choix. Je ne peux pas dire aux gens de l’installer ou de ne pas l’installer, mais c’est sûr que c’est certain que moi je ne l’installerai jamais déjà parce que je ne pense pas que ça aura un impact quelconque sur ma santé ou celle de mes proches. C’est comme si on déléguait toujours, c’est aussi lié à la liberté, aujourd’hui on délègue toujours sa liberté, sa responsabilité, on attend toujours qu’elle soit prise en charge, que ça soit d’autres qui s’en occupent. C’est un peu un leurre : la sécurité qu’on peut avoir dans sa vie ne peut pas dépendre de l’extérieur, ce n’est pas quelqu’un qui peut nous apporter une sécurité quelconque. Et puis les peurs ça se combat. On a tous des peurs et je pense que la peur de la mort est une des peurs les plus terrifiantes auxquelles fait face l’homme depuis des vies, ça ne date pas d’aujourd’hui. Je pense que c’est aussi important aujourd’hui. On est dans une société où on agit beaucoup, on fait aussi beaucoup de choix basés sur la peur et c’est dramatique et souvent ça met souvent en péril, justement, les libertés. Il faut réussir à raisonner, à être raisonnable et aussi accepter certaines choses, accepter de faire face à ses peurs. C’est vrai que notamment la peur de la mort peut mettre dans ces états irrationnels et, malheureusement, elle est instrumentalisée évidemment. Il ne se passe pas rien, il faut être raisonnable, mais, ce qui est dramatique, c’est qu’elle est instrumentalisée et après, en effet, on ne sait pas ce que le gouvernement en fera, il n’y a aucune confiance. Je dirais que vu leur politique liée au numérique, liée aux données et à la technologie en général, ça ne va pas dans un sens de protection des libertés fondamentales, au contraire et depuis des décennies, je ne parle pas d’un gouvernement plus que d’un autre. En tout cas la ligne politique, dans les démocraties occidentales, depuis quelques années, c’est de détruire le droit à la vie privée et aussi beaucoup de libertés fondamentales. C’est ce que Edward Snowden [9], le lanceur d’alerte, appelle l’effet domino, qui est un effet domino de destruction des libertés qui s’étiolent et ceci dans les principales démocraties occidentales.
Perrine Tanguy : Vaste sujet ! Je trouve ça intéressant parce que, pour le coup, on part du sujet des libertés à l’ère d’Internet et on arrive très rapidement au principe même de liberté. C’est philosophique finalement.
Héloïse Pierre : Oui et en même temps c’est très concret, c’est dans quelle société je veux vivre et je veux voir mes enfants, en tout cas les générations futures, vivre ; qu’est-ce que je laisse. C’est très concret et on a chacun sa responsabilité. Pour moi liberté rime avec responsabilité : on est chacun responsable de ça.
La société change à vitesse grand V. Moi je suis assez en phase avec le changement, j’adore ça, j’adore l’évolution, le progrès, etc., par contre, il y a une vision de la société qui est là, notamment avec la technologie et le numérique elle est très forte, presque une idéologie, d’ailleurs on parle d’idéologie du transhumanisme qui habite les géants du numérique, Google notamment. Ce n’est pas ma vision de la société et ça ne l’est pas pour les gens qui défendent les droits de l’homme et ça ne l’est pas non plus pour beaucoup de gens qui respectent la nature, qui pensent que l’être humain peut vivre de manière libre, autonome et qu’on n’a pas besoin des machines pour tout régler, que les machines décident de tous les choix, dans tous les domaines de vie de notre société. Ce sont des choix. Pour moi être citoyen, même juste être adulte, c’est se dire dans quelle société je veux vivre, quelles sont mes valeurs et comment je les incarne, quels choix je fais en cohérence par rapport à ça.
Après, si certains veulent vivre dans une société transhumaniste avec des smart cities où leur santé, leur vie privée, leurs relations sexuelles, parce qu’aujourd’hui c’est aussi ça, ce sont les applis qui définissent les relations de couple, bref ! OK, libre à eux il n’y a pas de souci !, avec des caméras de surveillance partout, du traçage numérique de toutes leurs relations, de tout ce qu’ils font et tout, OK ! Par contre, qu’ils laissent ceux qui ne veulent pas vivre comme ça le faire aussi.
Ce qui me d’étrange c’est qu’on ne nous laisse pas du tout le choix, on n’en débat pas alors que ce sont des projets de société qui sont votés. Par exemple, à l’Union européenne, le projet de smart city est déjà voté. Pour moi c’est problématique parce qu’on n’est pas au courant, on n’est pas du tout impliqué et puis ça ne convient pas à tout le monde.
Perrine Tanguy : Oui. C’est sûr. Ce que je retiens, je retiens plein de choses dans ce que tu dis, mais c’est marrant parce qu’il y a un point qui revient, tu n’es pas la première invitée à me le dire, c’est toujours questionner le progrès en fait. Ne jamais faire aveuglément confiance au progrès technologique.
Héloïse Pierre : C’est intéressant. C’est toujours ma passion pour la communication, c’est le langage, le choix du langage et des mots. Le progrès c’est plutôt un mot positif, on a tous envie de progresser, de s’améliorer, en effet c’est la définition et des fois les définitions sont… Ce mot de progrès technologique mène à quoi ?, à une accélération de la destruction de la nature, des libertés, etc. Si c’est ça, en fait ce n’est pas un progrès puisque c’est destructeur. Le mot progrès n’est absolument pas adapté à cette croissance du numérique qui est très particulière. On pourrait choisir d’encourager une croissance du numérique plus respectueuse et moins destructrice des ressources de la planète et de la nature, de la santé humaine aussi parce que ça génère beaucoup de problèmes et d’addictions au niveau de la santé, à plein de niveaux et puis aussi des libertés de la pensée ; les gens ont plus de mal à se concentrer donc à réfléchir par eux-mêmes. Bref, il y a beaucoup de choses donc ce n’est pas du progrès. On pourrait encourager une technologie différente ; ce n’est pas le cas mais ça serait possible. Je ne suis pas du tout contre la technologie, là-dessus il faut être clair parce que des fois c’est un peu l’argument : si on a un point de vue différent du coup on est forcément contre le progrès et la technologie ; ce n’est absolument pas le cas.
Perrine Tanguy : On peut vite se faire traiter d’Amish [Emmanuel Macron en septembre 2020 : « Je ne crois pas que le modèle Amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine. », NdT]
Héloïse Pierre : Ce qui est vraiment ! On est quand même loin dans la... , on est vraiment bas de plafond. Après je me dis que les dirigeants qu’on a ce n’est jamais un hasard, malheureusement. Ça montre vraiment le mépris, le dédain et, comment dire, l’infantilisation. C’est-à-dire que si vous n’êtes pas pour ce projet de société c’est que vous êtes des Amish, des retardataires, il n’y a même pas de discussion possible ou d’échange, ça montre, on va dire, la réalité de la démocratie aujourd’hui.
Perrine Tanguy : C’est sûr. On va revenir sur le sujet de ton livre. Dans le livre tu fais référence à de nombreux ouvrages, des documentaires sur le sujet de la liberté à l’ère d’Internet. Si tu devais en conseiller un seul, outre ton livre, bien évidemment, que je conseille fortement aux auditeurs, quel serait-il ?
Héloïse Pierre : Comme documentaire je conseillerais Tous surveillés : 7 milliards de suspects [10] qui est sorti récemment qui est vraiment très bien fait, qui montre un peu tout ce qui se passe aujourd’hui. En général, du coup les gens font : « Ah oui, OK, d’accord, on en est là aujourd’hui ».
Je parlerais aussi de Framasoft [11], une association basée à Lyon, qui est vraiment géniale, qui offre des outils alternatifs, autres, donc qui est très positive. Elle avait créé une campagne, pendant trois ans, qui s’appelait « Dégooglisons Internet » [12] pour faire prendre conscience, justement, à quel point on était « googlisés », c’est-à-dire à quel point on était cernés par Google et que c’était très difficile de s’en défaire. Donc ils proposaient différents outils alternatifs à Google pour réussir à être de nouveau autonomes. Aujourd’hui ils sont dans la campagne « Contributopia » [13], donc ils prônent vraiment les valeurs. En fait ils disent « on n’est pas contre Google, on n’est pas contre ça, on est pour autre chose, justement une autre société » ; ça ne s’arrête même pas au numérique, c’est juste que le numérique fait aujourd’hui partie intégrante de la société. On est pour une société de contribution, une société d’autonomie où chacun est vraiment autonome, libre, et aussi de partage et d’entraide ce qui est l’inverse, malheureusement, de ce que prônent ou de ce que génèrent les services des GAFAM.
Perrine Tanguy : Pour l’anecdote, je partage l’anecdote aux auditeurs, quand on a préparé cet épisode avec Héloïse, c’était un lundi, je ne me souviens plus exactement de la date, mais panne générale de Google et je n’avais plus du tout accès à mes e-mails parce que je passe encore par Gmail. Ça m’a fait rire parce que ça tombait juste pile poil le jour où je préparais l’épisode avec Héloïse et je me suis dit c’est peut-être un signe.
Héloïse Pierre : Mais je n’y suis pour rien !
Perrine Tanguy : Non. C’est vrai que j’étais un peu ciblée. Je me suis dit c’est peut-être un coup d’Héloïse, mais non.
OK ! Héloïse, on va passer à mes petites questions fil rouge, des questions que je pose à tous mes invités, avec la première question qui est : quel usage fais-tu du numérique au quotidien ?
Héloïse Pierre : Là, par exemple, je suis sur mon ordinateur avec toi. J’ai installé Linux [GNU/Linux, NdT] sur mon ordi, j’ai la version d’Ubuntu [14] que tout un chacun peut aller télécharger sur Internet gratuitement. J’avais Windows, j’avais un PC, du coup je me suis débarrassée de Microsoft.
J’utilise des messageries mails, donc j’utilise le logiciel Thunderbird [15]. J’ai plusieurs boîtes e-mails entre perso et pro, du coup ça me permet de tout avoir sur mon ordinateur, de pouvoir bien les ranger, bien les classer, tout ça, et puis aussi des messageries mails chiffrées comme Protonmail [16] ou Tutanota [17]. J’utilise aussi Infomaniak [18] comme hébergeur. Pour l’association Etikya, par exemple, la boite mail est hébergée chez Infomaniak, un hébergeur basé en Suisse qui fait des efforts écologiques.
Pour tout ce qui est un peu message, pour ceux qui utilisent WhatApps, j’utilise Signal [19] qui est un peu l’équivalent ou Telegram [20].
J’essaye d’utiliser le moins d’ondes possible, souvent je connecte mon câble Ethernet, chose que je ne faisais pas il y a quelques années et que j’ai pris l’habitude de faire maintenant. S’il y a le Wi-fi ou la 4G dans la maison ou dans le bureau, on l’éteint la nuit. C’est un peu de l’hygiène numérique.
J’achète mes ordinateurs reconditionnés. Il y a plein de sites qui le font maintenant. Je peux conseiller itopie [21] pour ceux qui sont près de la Suisse, parce que je n’habite pas trop loin de la Suisse, qui est une coopérative d’informaticiens éthique, durable, citoyenne, qui vend aussi du matériel informatique reconditionné. L’ordinateur que j’ai là je l’avais acheté sur Back Market [22].
Perrine Tanguy : OK. D’occasion quoi.
Héloïse Pierre : Oui.
Perrine Tanguy : Super. Du coup tu as aussi répondu à ma question suivante qui étaient quels sont tes gestes de sobriété numérique ? Est-ce que tu voudrais en rajouter certains ?
Héloïse Pierre : C’est une bonne question. Je peux en rajouter sur l’aspect professionnel parce que ce n’est pas évident, du coup ça m’a aussi posé beaucoup de questions sur la communication au niveau de notre association, notre entreprise. Au début on restait sur Facebook en se disant que le but c’était de sensibiliser les gens, donc le but c’est de sensibiliser les gens qui sont encore sur Facebook, tout ça. Au fur et à mesure on s’est dit on va essayer de voir si on peut vraiment communiquer, faire vivre une association et avoir quand même un rayonnement, on va dire, sans passer par les réseaux sociaux, notamment Facebook, Instagram qui appartient aussi à Mark Zuckerberg. Du coup on s’est vraiment retirées des réseaux sociaux pour être en adéquation. On s’est dit on va faire en sorte que notre communication d’entreprise ou associative soit en cohérence avec les valeurs qu’on défend, l’intégrité était importante pour nous, mais en gardant notre envie, notre volonté d’aller toucher large les gens. Ça se construit mais ce qu’on a fait au fur et à mesure c’est qu’on est passées par des réseaux humains. Il y a plein de collectifs, il y a plein d’autres associations, en se connectant avec des réseaux hop !, en faisant une rencontre on touche 100 ou 1000 personnes et c’est génial parce que, en plus, on crée des partenariats, on crée du lien social, du coup c’est super, je ne sais pas comment dire, mais ça donne beaucoup plus de patate et d’énergie dans la vie réelle et ça nous permet de continuer nos activités, de sensibiliser, de toucher des nouvelles personnes sans passer par les réseaux sociaux. C’est chouette d’expérimenter ça de plus en plus.
Perrine Tanguy : C’est marrant. On revient au lien IRL comme on dit, in real life. OK. Excellent. Dernière question : comment est-ce que tu vois l’avenir du numérique en France et dans le monde ?
Héloïse Pierre : Hou là, là. Je me dis que ça dépend de nous. Aujourd’hui, telle quelle, en fait la vision du numérique en France et dans le monde n’est pas choisie et pensée par nous. Comme je disais il y a un projet de société, le développement des smart cities, ça veut dire que le smartphone sera la porte individuelle, on va dire la connexion individuelle justement à tout, à toutes les sphères administratives et collectives, etc., et aussi dans toutes les villes que tout soit géré par l’informatique, le numérique, etc., avec beaucoup de flux de données et tout ce que ça implique en termes écologique, social, humain, de vie privée, de tout ça. En tout cas c’est sûr que c’est le monde vers lequel on va, ce sont des projets de société qui sont actés, qui sont ceux que les dirigeants encouragent que ce soit les dirigeants politiques ou les grandes entreprises. Aujourd’hui, quand on parle de Google ou de Facebook, elles ont quasiment un pouvoir équivalent aux plus puissants des gouvernements du monde. Ce qu’elles veulent pour le monde compte et a un impact colossal.
Après, si on veut autre chose, eh bien il fut se défaire de tout ça et justement construire une autre réalité. Ce que tu fais compte aussi : informer les gens, qu’ils se sentent responsables et qu’ils osent expérimenter des choses différentes et faire des choix. À partir de là ça peut bouger. Les associations que j’ai rencontrées, dont tu me demandais si elles existent, qui font pression face aux États, se battent admirablement, mais leur problème c’est qu’elles ne sont pas du tout soutenues, je dirais, par les gens. Il n’y a aucune mobilisation des gens sur ces sujets-là, du coup ça me peut pas bouger.
Perrine Tanguy : Et cette absence de mobilisation, d’après toi, à quoi est-elle liée ? Elle est liée à une absence d’information ?
Héloïse Pierre : Pas que. Je me dis que, de plus en plus aujourd’hui, les gens savent qu’il y a des problèmes. Je pense qu’il y a quand même un déni total, parce que la liberté, en tout cas le fait de vouloir s’impliquer dans la société, ça demande aussi de dépasser, on en parle des fois avec des membres d’associations, un certain égoïsme. C’est-à-dire que si tout va bien pour moi, tant que j’ai ma connexion internet, que je peux faire ce que je veux, ce qu’on appelle aussi le confort. Edward Snowden aussi dit ça, il faut sacrifier le confort pour la liberté et même vouloir se battre pour plus que soi, pour la planète, pour le futur, pour les générations à venir. Et ça, naturellement, on n’est pas forcément enclin à le faire, en plus, dans le monde dans lequel on vit qui est déjà très dur. Rien que pour cette année-là on se défend, on se bat rien que pour sa « propre survie », entre guillemets. Je pense qu’il y a ça et puis on n’est pas dans une société qui favorise l’implication dans la société, ni l’entraide. On est plutôt dans une société qui favorise l’individualisme et même l’égoïsme, le consumérisme, etc. C’est « je satisfais mes désirs, même s’ils sont pourris et qu’ils détruisent le monde ». Quand on achète un smartphone malheureusement c’est le cas, il y a du travail d’enfants. Je me dis qu’il y a quand même une déconnexion de la pensée. On est dans notre bulle, même si ce qu’on fait fait souffrir d’autres personnes on a une indifférence qui est hallucinante. Je pense que c’est aussi à chacun de lutter contre cette indifférence qui est là et essayer d’agir en cohérence.
Perrine Tanguy : Oui !
Héloïse Pierre : Mais c’est possible, c’est joyeux et c’est super de faire ces efforts-là parce que, du coup, ensuite on se sent digne. On rencontre aussi plein de gens. Pour mes émissions ça a été le cas, j’ai rencontré plein de gens qui se battent, qui créent, qui inventent de nouvelles solutions, même moi d’avoir changé, d’avoir mis ma vie professionnelle et ma vie personnelle en adéquation avec ces valeurs-là, ça m’a apporté tellement ! En effet ça demande des efforts, des sacrifices, mais ce sont des sacrifices qui valent le coup dans le sens où c’est de son propre égoïsme, de son propre confort, de ses propres croyances, de son indifférence, etc., donc ça vaut vraiment le coup. On rencontre des gens géniaux et après on se dit « oui, je peux participer, je peux faire des choses, je peux avoir un impact et un pouvoir ». Les gens se sentent aussi très impuissants et en fait non !, on a tous un pouvoir qui est énorme et il faut l’utiliser, il faut l’activer.
Perrine Tanguy : Très bien. On va terminer là-dessus : activons nos pouvoirs.
Super et merci beaucoup pour ce partage, Héloïse, c’était hyper-intéressant. Je recommande vraiment aux auditeurs de lire le livre Libre et humain à l’ère d’internet. Bravo pour ton engagement et surtout l’application de tes propres principes et valeurs au quotidien, c’est hyper-admirable d’être si proche de ses convictions et finalement c’est rare. Je devrais en prendre de la graine moi-même.
Héloïse Pierre : Grand merci à toi, Perrine, pour cette interview.
Perrine Tanguy : Avec plaisir. À bientôt.
Héloïse Pierre : A bientôt. Au revoir.
Perrine Tanguy : Salut Héloïse.
J’espère que cet épisode dédié aux libertés t’a plu. De mon côté j’ai beaucoup appris à lire le livre d’Héloïse et à discuter avec elle. La discussion aurait pu être prolongée pendant des heures, tant il y a à dire sur le sujet.
J’espère également que cet épisode aura éveillé ta conscience et t’aura peut-être donné des envies de faire davantage attention à ta consommation du numérique et aux conséquences qu’il peut engendrer sur ta vie privée.
Pour connaître les actus d’Héloïse, rendez-vous sur son site etikya.fr.
D’autres épisodes de ce podcast arrivent bientôt avec des sujets tout aussi passionnants.
Pour te tenir au courant, n’hésite pas à me retrouver sur Linkedin sous Perrine Tanguy ou sur le compte (Dé)clics responsables d’Instagram.
Enfin, si tu as aimé cet épisode, n’hésite pas à le partager et à mettre cinq jolies petites étoiles sur Apple podcast. Je te souhaite de passer une belle journée. N’oublie pas d’adopter les gestes simples de sobriété numérique comme réfléchir à deux fois avant de t’acheter le smartphone dernier cri. À très vite !