- Titre :
- Numérique et Effondrement
- Intervenants :
- Gee - pyg
- Lieu :
- 22èmes Journées du Logiciel Libre, Lyon
- Date :
- avril 2019
- Durée :
- 1 h 45 min
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- Licence de la transcription :
- Verbatim
- Illustration :
- une des diapositives du diaporama - Licence du Creative Commons Attribution - Partage dans les mêmes conditions
- NB :
- transcription réalisée par nos soins, fidèle aux propos des intervenant·e·s mais rendant le discours fluide.
Les positions exprimées sont celles des personnes qui interviennent et ne rejoignent pas nécessairement celles de l’April, qui ne sera en aucun cas tenue responsable de leurs propos.
Description
La bonne nouvelle, c’est que le capitalisme ne va pas tarder à crever ; la mauvaise, c’est qu’on risque fort de crever avec lui.
Est-il encore temps de faire du Libre sans vision politique et écologique ?
Transcription
Pierre-Yves Gosset : Juste pour dire qui on est, d’où on parle. La conférence, qui n’est pas vraiment une conférence, qui est plus une expression d’angoisse, va être plutôt complémentaire avec celle d’Alexandre Monin qui était beaucoup plus scientifique, on va essayer d’être plus politiques, on va dire ça comme ça.
Je m’appelle Pierre-Yves Gosset, je suis directeur d’une association qui s’appelle Framasoft [1] qui est une association d’éducation populaire aux enjeux du numérique et juste, pour préciser, j’ai un profil plutôt économiste de formation. J’essaierai de faire le lien avec les problèmes économiques et sociaux.
Gee : Bonjour. Vous me connaissez peut-être sous le pseudonyme de Gee. Je suis auteur et dessinateur de BD, vous avez peut-être vu un truc qui s’appelle Grise Bouille [2] et quelques BD qui sont publiées sur le Framablog de temps en temps. Sinon, en dehors des heures de loisir, je suis développeur informatique du côté de Sophia-Antipolis. Je ne vous parlerai absolument pas de technique. Pour commencer… Oui.
Public : Inaudible.
Gee : Je peux parler peut-être parler plus loin, je ne sais pas. Comme ça c’est bon ?
Effondrement ?
Gee : On va commencer par une question : qui, ici, pense savoir de quoi on parle quand on parle d’effondrement ? Évidemment, vous avez tous vu la conférence d’avant donc ça plante mon introduction ! J’ai une façon de définir l’effondrement à laquelle tout le monde ne va pas forcément adhérer, c’est de dire qu’il y a deux nouvelles, une bonne et une mauvaise. La bonne nouvelle c’est que le capitalisme ne va pas tarder à crever. Vous pouvez ne pas être d’accord sur le fait que ce soit une bonne nouvelle. La mauvaise nouvelle c’est qu’il y a quand même des chances qu’on crève avec lui. C’est un sujet qui me travaille un peu et, comme je suis d’un naturel généreux, je suis venu partager mon angoisse avec vous.
Ce que vous allez voir ce sont des petits dessins que vous pouvez retrouver sur mon blog [3], ce sont les miens.
On va faire un petit résumé, vous en avez déjà entendu un petit peu parler dans la conférence d’avant. On fait face, en gros, à plusieurs crises systémiques.
- La première c’est le déréglement climatique. Le déréglement climatique, quand on a quelques degrés de plus ça fout la merde dans les cultures. Par exemple je suis allé à La Réunion il y a quelque temps, ils disaient que la culture de la vanille était décalée de trois mois parce qu’il y a eu un changement de 0,5 degré, je crois, quelque chose comme ça, par rapport aux températures normales. Si on est à deux, trois degrés, au bout d’un moment on ne peut plus trop décaler dans l’année. Qu’est-ce qu’on fait pousser quand il y a trois degrés de plus ? On ne sait pas et, d’un autre côté, probablement que dans d’autres pays ce sera plus grave que chez nous. C’est un peu toujours les mêmes qui prennent. En gros, en Afrique où c’est déjà quand même relativement aride, ça risque de devenir invivable.
On attend, je ne sais plus combien de millions de réfugiés climatiques dans les prochaines décennies. Comment fait-on pour se nourrir, simplement, un besoin comme ça qui va devenir peut-être pas simple pour tout le monde.
- Ensuite on a l’épuisement des énergies fossiles, pétrole en premier mais pas seulement, tout le reste, le charbon c’est déjà bien engagé. Charbon et également uranium.
Vous avez le truc qui revient assez souvent c’est « ce n’est pas grave, on trouvera autre chose ». C’est un truc qui revient assez souvent, on y reviendra plus tard, c’est un des mécanismes du déni, en fait. C’est de se dire que ce n’est pas grave parce qu’il y a les énergies renouvelables qui sont là et, en plus, comme on est très malins, l’humanité s’en est toujours sortie, donc on trouvera sans doute quelque chose qu’on ne connaît encore maintenant.
Vous pouvez aussi un peu mâtiner ça de théorie du complot, on a déjà inventé un truc qui n’est pas polluant, un moteur à eau, je ne sais pas quoi. C’est juste que pour le moment c’est bloqué par les lobbies du pétrole mais, quand le pétrole sera fini, on sera tranquilles. Vous pouvez y croire. Moi j’appelle ça du scientisme, c’est une religion autour de la science qui va nous sauver et qui, en plus, n’a pas beaucoup de bases. Il y a des recherches autour des moteurs à eau, je ne dis pas qu’on est à zéro, mais pour le moment on est quand même loin de pouvoir remplacer quoi que ce soit avec. Donc c’est plutôt une religion. Pour le moment on n’a rien pour le pétrole et le pétrole ce ne sont pas juste les voitures, c’est aussi tout le transport de fret, sans parler aussi de ce qu’on utilise pour faire du plastique, ce genre de choses, mais on ne va pas y passer des plombes !
- On a l’épuisement des matières premières, parce que les énergies c’est une chose, je parlais du plastique, le pétrole n’est pas utilisé que quand comme une énergie. Vous avez des gens qui vont nous dire « on fait du renouvelable, d’accord, mais quand vous faites de l’énergie par exemple pour les voitures électriques, eh bien vous avez aussi besoin d’une certaine quantité de matières premières pour les batteries qui ne sont pas renouvelables et ne sont absolument pas recyclables en plus.
Par exemple, c’est un truc dont je n’ai plus la source, mais en gros le carnet de commandes actuel de Tesla, eh bien ça épuise ce qu’on est capable d’extraire en lithium à l’année, le carnet actuel, c’est-à-dire qu’on s’attend quand même à ce que les commandes de voitures électriques évoluent dans le sens positif dans les prochaines années.
Est-ce que ça va passer à l’échelle ?
Comme on voulait parler un peu de numérique je fais le lien avec ça, mais c’est pareil avec tout ce qui est dans nos circuits, le silicium et compagnie. Et pour ce qui est du recyclage des circuits électroniques, on est quasi nuls. Réussir à extraire le silicium que vous avez dans une micropuce, c’est pareil ça va coûter une énergie folle. On reviendra après au coût de la rétroaction.
- Des trucs sympas aussi comme l’extinction massive des espèces, vous en déjà entendu parler : 80 % d’insectes en moins en 10 ans, 60 % des vertébrés en moins en 40 ans. Ça c’est Einstein. Il n’a jamais dit que quand les abeilles disparaîtraient on en aurait pour quatre ans à vivre, c’est une citation apocryphe.
Je fais de la pub pour mon blog, n’hésitez pas à aller dessus, il est vachement bien !
Il ne faut pas être ingénu pour voir que c’est la merde intégrale, c’est une blague fabuleuse.
Dans un monde aux ressources finies, quand il n’y aura plus de croissance – on peut imaginer qu’il y aura de la croissance pour toujours, c’est probablement une vision qui est défendue par pas mal d’économistes mais moi je ne trouve pas ça hyper-futé.
On pourrait aussi parler de la crise de 2008, est-ce qu’on a corrigé le tir ? Non, plutôt pas, on a même plutôt aggravé les choses, parce que maintenant il y a des lois qui sont passées, ce qui fait que pour renflouer les banques on pourra même aller piocher dans vos comptes d’épargne, c’est plutôt sympa !
Ponzi et Baisé sont sur bateau, Ponzi tombe à l’eau et les baisés c’est nous !
Toutes ces crises séparément sont suffisantes pour faire effondrer une civilisation. On va dire que la civilisation c’est la civilisation industrielle occidentale, en gros l’Europe, les États-Unis et puis, en fait, on a un peu emmené tout le monde là-dedans. Pour les crises on a des exemples d’effondrements de civilisations comme la civilisation Maya. Il y a plusieurs théories sur pourquoi ça c’est effondré. On pense plutôt à un effondrement écologique, pour le coup. Les effondrements type financier, vous avez l’URSS dans les années les plus récentes, ce genre de choses.
On peut être toujours optimiste. On peut se dire que David est vainqueur face à Goliath. OK, on est quand même l’humanité, on s’est sorti de trucs pires que ça. On va se remonter la chemise et ça va bien se passer !
Le problème c’est que là on a cinq Goliath et qu’ils nous arrivent tous dans la tronche en même temps, donc on peut encore être optimiste, si vous voulez, mais moi j’aurais plutôt tendance à me dire qu’il faut se préparer à ce qui se passera si on n’arrive pas à battre ces cinq Goliath.
Je vais passer la parole à pyg maintenant.
Pierre-Yves Gosset : On s’est vachement calés pour la conférence, on vient de finir, il était 12 heures 30 après un petit rhum arrangé qui était parfait. Non, ce n’est pas fini, c’est encore à toi !
Gee : Improvisation totale. C’était juste pour renchérir, encore une fois, sur le déni total. On nous annonce depuis énormément d’années que ça va aller moins bien, le pic pétrolier c’est un truc dont on parle depuis, je ne sais pas, 50 ans, 30 ans peut-être. Le fait qu’il ne passe rien, on se dit qu’il ne se passera rien après. C’est une façon de voir les choses. C’est un peu comme si vous êtes en train de tomber, vous dites « pour le moment je n’ai pas mal donc ça va ». C’est la citation du film La Haine : quelqu’un qui est en train de tomber et qui se dit « pour le moment tout va bien », sauf que l’important ce n’est pas la chute, c’est l’atterrissage !
Et là, je pense que c’est vraiment à toi.
Crises, système et boucles de rétroaction
Pierre-Yves Gosset : Je vais revenir sur différentes choses.
On n’a pas précisé, mais nous ne sommes pas du tout, contrairement à Alexandre, des gens qui travaillons sur les questions de l’effondrement, on n’est pas du tout collapsologues, moi en tout cas. Tu pourras dire ce que tu veux. Par contre, ça nous paraissait intéressant de décrire comment ça peut impacter le numérique, notamment le numérique libre, on est quand même aux JDLL. Je ne sais pas dessiner, donc j’ai récupéré des dessins !
Qu’est-ce que c’est qu’une boucle de rétroaction ?
Vous avez de la data, ça passe dans un système, il y a des sorties. Une boucle de rétroaction permet d’avoir un effet feed-back sur un système. Pourquoi je précise ça ? Pour ceux qui ne voient pas du tout ce qu’est une boucle de rétroaction. Imaginez le Larsen : si vous mettez un ampli et un micro trop proches – spéciale dédicace aux ingénieurs du son au fond – ça fait beaucoup de bruit et on entre dans des choses qui deviennent assez difficilement contrôlables et c’est exactement ce que fait le Larsen.
Pourquoi je vous parle de boucle de rétroaction ? On a un certain nombre de systèmes qui ont été présentés par Gee tout à l’heure. J’en en ai regroupé, j’ai fait ma tambouille, ce n’est pas du tout validé scientifiquement. Du coup, on a un certain nombre de systèmes qui, pour moi, sont à la fois des systèmes on va dire pères ou naturels, à savoir le système climatique et le système des ressources naturelles qui, pour moi, comprend à la fois la question des ressources et la question de la biodiversité. Et j’ai mis trois systèmes plus humains, système sanitaire, système économique/politique et système financier.
Pour ceux qui ne voient pas ce qu’est un système, je rappelle, j’ai pris juste le système climatique. Sur le système climatique, c’est ce qu’on apprend à l’école, il y a un certain nombre de choses qui peuvent se passer dans la nature et qui peuvent expliquer, je ne sais pas, une période de glaciation, une période de réchauffement et tout ça fonctionne en cycles, il y a une forte interdépendance dans les différents sous-éléments de ce système, les sous-systèmes d’un système. Par exemple l’acidification des océans qui peut entraîner des variations de température de l’eau qui, elles-mêmes, peuvent entraîner un certain nombre d’impacts sur les sols, qui eux-mêmes peuvent entraîner d’autres interactions et d’autres conséquences sur l’énergie et sur, on va dire, le système carboné.
Ce n’est pas tant ça qui m’intéresse, c’est de revenir sur les crises un peu systémiques qu’on est en train de vivre en ce moment.
On voit bien que les crises climatiques posent des problèmes. Je n’ai pris que des exemples qui me sont venus à l’esprit, libre à vous d’aller en creuser d’autres. Par exemple, les crises climatiques entraînent des crises géopolitiques, évidemment, notamment, par exemple, les crises migratoires qui sont supposées nous inquiéter parce qu’on se ferait envahir.
Les problèmes, évidemment, d’agriculture, de récoltes, etc.
Les ressources naturelles avec l’épuisement des ressources, la disparation de la biodiversité qui est, à mon avis, un des problèmes qu’on se prend là maintenant, tout de suite, et on n’aura pas à attendre 40 ans pour en subir les effets.
Je mets l’augmentation des prix, là je pense un petit peu aux Gilets jaunes, sur le fait de la raréfaction du pétrole, ce n’est pas forcément raréfaction, mais l’augmentation du coût d’extraction du pétrole entraîne assez mécaniquement une augmentation des prix.
Les crises sanitaires, je vais y revenir.
Les crises économiques et politiques, encore la question du pouvoir d’achat ; la montée des extrémismes. Là on n’est pas du tout dans le logiciel libre. On va y venir, promis !
Et des crises financières, à savoir l’hyper-financiarisation sur laquelle on pourra revenir tout à l’heure et le fait que le système s’est complètement emballé. Pour moi qui ai une formation d’économiste, à aucun moment dans ma formation – et pourtant j’ai été formé dans une des rares facs d’économie de gauche en France – on ne m’a dit « quand tu as un système de production, il faudrait prendre en compte la valeur, plutôt le coût, de l’extraction des ressources naturelles » . Tout ça n’entrait absolument pas en compte dans le cerveau d’un économiste. On ne pense pas à l’impact que va avoir le fait d’extraire des ressources naturelles. On est vraiment dans une économie complètement extractiviste, comme s’il n’y avait pas de coût puisqu’on a considéré, à un moment donné, je ne sais pas quand, tout simplement que la ressource naturelle n’avait pas de coût puisqu’elle était disponible. L’eau n’a pas de coût. L’air n’a pas de coût qui va entrer dans le système de production. On commence à voir aujourd’hui des compensations, des choses comme ça mais, en tout cas à l’école, on ne m’a pas appris ça.
Et puis, comme le disait Gee tout à l’heure, on a forcément un problème sur la question de la croissance qu’on souhaiterait infinie, en tout cas que le capitalisme pense comme étant infinie, dans un monde où les ressources naturelles sont finies puisque le capitalisme s’appuie lui-même, évidemment, sur des ressources naturelles.
Crises systémiques ET interdépendantes
Pierre-Yves Gosset : Le véritable problème, selon moi, ce n’est pas forcément le véritable, en tout cas c’est quelque chose dans les facteurs aggravants, c’est le fait que ces crises sont systémiques et interdépendantes.
Là je prends un cas complètement au hasard, mais je voudrais revenir sur la question des crises sanitaires. On pourrait penser qu’aujourd’hui, en 2019, si jamais on devait avoir une crise type Ebola ou H1N1 qui arrivait, qui survenait demain, on la traiterait beaucoup mieux qu’il y a 20 ans.
Si on prend ce modèle à la fois systémique et interdépendant, eh bien ce n’est pas si sûr, puisque, aujourd’hui, on a une mobilité qui est beaucoup plus forte. Donc imaginer quelqu’un qui aurait, je ne sais pas, Ebola, qui arriverait en Europe, la mobilité étant beaucoup plus forte puisqu’on est capable de prendre une voiture, un avion, un Uber, beaucoup plus facilement qu’il y a 20 ans, potentiellement on peut contaminer un certain nombre de personnes beaucoup plus vite.
L’autre problème c’est, par exemple, le système de santé qui n’est pas allé en s’améliorant ces dernières années, c’est-à-dire qu’on a regroupé des gros centres de santé, mais, du coup, les petits hôpitaux de campagne sont en train de fermer pour des raisons de rentabilité, donc on a cette problématique du fait de dire que si on met tous les gens qui sont malades au même endroit ce n’est pas dit que ça marche mieux. Il vaudrait mieux réussir à, on va dire, encadrer la diffusion d’une épidémie.
Donc toute cette interdépendance fait qu’on a rendu le système extrêmement fragile et complètement hypertendu. On a un peu joué avec une pastèque et des élastiques. On voit bien une déformation du système et, à un moment donné, ça pète. Il est très difficile de savoir, quand vous commencez à jouer à ce jeu-là, au bout de combien d’élastiques ça pète, au bout de combien de temps ça pète – ça dépend des élastiques, ça dépend de combien vous en mettez, ça dépend du rythme auquel vous les mettez, ça dépend de la pastèque – et, en gros, paf ! Pastèque ! Comme on était aux JDLL j’ai quand même mis une petite roulette russe version code, soit vous faites clic, soit vous faites rm -rfv sur l’ensemble du système. Il ne faut quand même pas déconner !
Donc, mon cher Gee, à qui donc c’est la faute tout ce bordel ?
C’est la faute à qui ce bordel ? !
Gee : C’est quoi cette bouteille de lait ?
Vous avez quelque chose qui revient assez souvent dans le discours, notamment de gens qui ont un intérêt à la préservation du système que, en tant que gauchiste de base, j’appelle le capitalisme, c’est : « Oh, c’est la nature humaine ! ». Ça veut dire « l’être humain est destructeur, donc on détruit notre environnement, ce n’est quand même pas de chance ! » C’est quand même plutôt la faute à un système de production – on a parlé d’Anthropocène tout à l’heure – qui date à peu près de la révolution industrielle donc à partir du moment où on a commencé à produire beaucoup plus que ce qu’on pouvait consommer nous-mêmes dans le jour, dans l’année, peu importe. C’est un système, on l’a dit, qui repose sur une croissance infinie dans un monde fini.
Quand on parle de croissance c’est rigolo parce que les gens ont l’impression que ça veut dire que les choses vont bien et qu’on a produit suffisamment. En fait ce n’est pas ça, c’est qu’on a produit plus. Si on produisait suffisamment et qu’on restait, par exemple, au même niveau de population et au même niveau de vie, on pourrait avoir une croissance de zéro en permanence et ça suffirait. En fait, la croissance c’est qu’on produit de plus en plus et, comme elle est exprimée en pourcentage de la production d’avant, c’est un système exponentiel, c’est-à-dire que même une croissance de 0,01 %, qui serait ridicule, si elle est constante sur un siècle, je n’ai pas le calcul en tête, ça fait beaucoup. En quelques années, par exemple, vous avez doublé votre richesse.
Donc c’est un système qui repose sur cette espèce d’incohérence première et on pourrait aussi parler, je ne vais peut-être pas aborder le sujet, du système monétaire qui est basé là-dessus. En gros. Le système monétaire est basé sur la création d’argent avec de la dette et, en gros, pour rembourser la dette, vous n’avez pas d’autre moyen que de créer plus de dette. Il n’y a pas d’argent qui existe à l’état initial, il n’y a pas une sorte de masse d’argent sur laquelle après on fait de la dette.
Ce truc-là ne peut marcher que si vous êtes dans une croissance. À partir du moment où il n’y a plus de croissance, vous avez une explosion de la bulle, c’est ce qui s’est passé en 2008 avec la bulle immobilière aux États-Unis. Pour le moment on n’a eu que des explosions, entre guillemets, un peu « locales », celle de 2008 a été quand même assez violente. À ce moment-là, en général qu’est-ce qu’on fait ? On contrevient aux règles du jeu qui étaient censées être inaltérables, on dit que finalement on a le droit de ne pas rembourser ça, on va renflouer ce qui a été perdu, ce genre de choses.
Le problème c’est que ce système-là fait aussi qu’on ne peut pas en sortir, en fait. C’est-à-dire qu’on est entraîné dedans et quelqu’un, un pays qui dirait « aujourd’hui on a compris que le problème c’est la croissance et on sort de ce modèle-là », ce pays se casse la gueule dans la seconde. Donc c’est extrêmement compliqué de sortir de ce système et c’est tout le problème. On nous explique qu’il faudrait décarboner l’économie. Là, en l’occurrence, ce qu’il faudrait faire, ce serait arrêter les bagnoles, arrêter tout ça — peut-être pas, comme ça, du jour au lendemain — et, d’un autre côté, on valorise en permanence la croissance. On a toujours ce genre de discours qui nous dit « il faut la croissance », on ne se pose même pas la question de pourquoi. La croissance n’est même plus un moyen c’est une fin. Il faut la croissance !
Effectivement, dans le système monétaire actuel, il faut la croissance, c’est sûr, mais il faudrait peut-être se demander pourquoi et est-ce qu’il ne faudrait pas changer de système. À quel moment on arrête ça ? Est-ce qu’on attend que ça pète pour l’arrêter ? C’est une fuite en avant qui est valorisée.
Il y a un bouquin dont on n’a pas parlé, mais on aurait peut-être dû commencer par là, c’est celui de Pablo Servigne qui s’appelle Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes. Tout ce dont on a parlé, les crises, tout ça, si vous voulez des versions un peu plus sourcées, avec un peu moins de conneries dedans, vous avez le bouquin de Pablo Servigne qui n’est pas mal. Il parle notamment d’une chose : on dit souvent qu’il y a l’explosion des inégalités, vous savez, il y a 20 personnes qui possèdent autant que les 50 % les plus pauvres, ce ne sont pas les chiffres exacts mais c’est un truc du genre. Au passage — encore une fois désolé pour l’analyse gauchiste de base —, mais ce n’est pas une dérive du capitalisme, c’est le résultat logique ; quand on accumule des richesses, plus on est riche plus on accumule de richesses, ça ne peut mener qu’à une distorsion de ce genre. Ça, en plus, ça a un effet pervers qui est qu’on a systématiquement tendance à vouloir imiter les classes supérieures, les classes immédiatement supérieures à nous-même et aussi les classes supérieures de base. C’est-à-dire qu’en fait cette ultra-richesse de certains nous pousse à adopter leurs comportements d’ultra-consommation.
J’habite sur la Côte d’Azur, quasiment toutes les maisons ont une piscine. Je pense, sans me tromper, qu’il y a 50 ans ce n’était pas le cas. La piscine est un signe extérieur de richesse. Maintenant c’est accessible à la classe moyenne aisée qui a une petite maison : la piscine est devenue quelque chose d’accessible. C’est quelque chose qui vient d’une fuite en avant où on veut sans arrêt consommer plus pour ressembler, en gros, aux plus riches.
C’est aussi une façon de nous faire adhérer à ce système, c’est-à-dire qu’aujourd’hui, quand on dit que le capitalisme c’est de la merde, on nous dit « quand même, tu as iPhone – moi je n’ai pas d’iPhone mais on s’en fout –, tu en profites beaucoup ». En plus on habite en France, on fait partie des gagnants, en fait, du système. C’est de plus en plus le cas. Je prends tout ce qui est uberisation, Deliveroo, tout ça, c’est aussi une façon de faire adhérer les classes moyennes à l’exploitation du capitalisme. C’est-à-dire qu’avant les riches avaient des domestiques et maintenant, en fait, on a tellement détricoté le code du travail pour les classes les plus faibles, on va dire, que vous pouvez vous payer des domestiques en tant que classe moyenne. Je connais pas mal de gens dans mon milieu d’ingénieur informatique, tout ça, pour qui, si demain Uber ou Deliveroo s’arrêtent, ils le verront comme une énorme régression. Après ils se donnent une bonne conscience en disant qu’il faudrait que les gens de Uber soient mieux payés, qu’ils aient plus de protection, mais je ne sais pas s’ils se rendent compte que si c’était le cas ils ne pourraient plus, eux, en profiter, en fait.
Ça participe aussi d’une espèce de cercle vicieux qui fait qu’on crée une société qui, selon moi, est de plus en plus moche, tout en valorisant un système qui va nous péter à la gueule. Encore une fois parce que nous voyons ça de la lorgnette de Français ; on est, encore une fois, plutôt relativement les gagnants du capitalisme, il y a aussi des perdants chez nous, mais à l’échelle mondiale c’est quand même plutôt un désastre. Ce n‘est pas un hasard si le champion du capitalisme que sont les États-Unis est un pays qui s’est construit sur le génocide d’un peuple et l’esclavage d’un autre. Nous, on a eu aussi notre part avec la colonisation et aujourd’hui, en fait, on dépend encore des restes de la colonisation, ce qu’on appelle la Françafrique, ce genre de choses.
On parlait du nucléaire tout à l’heure. Quand on nous dit que c’est un facteur d’indépendance énergétique alors qu’on importe de l’uranium du Niger, c’est juste qu’on a le Niger dans la poche, c’est pour ça que c’est une indépendance énergique.
Voilà ! Tout un tas de mécanismes qui ne sont pas franchement glorieux, qui font que, selon moi, on devrait vouloir sortir de ce système, en tout cas en prendre le chemin.
Un autre gros problème de ce système c’est qu’il est complètement incapable d’autocritique.
Je fais vous faire une petite citation, je pense que vous allez probablement la reconnaître, elle est un peu longue : « Je ne comprends pas que nous assistions globalement, les uns les autres, à une tragédie bien annoncée dans une forme d’indifférence. La planète est en train de devenir une étuve. Nos ressources naturelles s’épuisent. La biodiversité fond comme neige au soleil et ça n’est pas toujours appréhendé comme un enjeu prioritaire. Et surtout, pour être très sincère, ce que je dis vaut pour la communauté internationale. On s’évertue à entretenir un modèle économique marchand qui est la cause de tous ces désordres. » Est-ce que vous savez de qui c’est ? C’est Nicolas Hulot alors ministre de l’Écologie, c’était sur la fin puisque c’était le moment où il a annoncé sa démission sur France Inter.
Là, clairement, Nicolas Hulot n’a pas utilisé le terme d’effondrement, mais il parle de ça, il parle du fait qu’on se dirige vers un désastre qui est causé par un système marchand, il n’utilise pas le terme capitalisme, mais c’est ça.
Là où le système est absolument incapable d’autocritique c’est quelles ont été les réactions à cette annonce qui a fait quand même pas mal de bruit ? C’était ça : « Il n’avait prévenu personne qu’il démissionnait et sa femme n’était même pas au courant ! » Et vous avez aussi le petit truc qui fait plaisir : il n’avait pas les épaules pour le job, donc c’est normal, il se barre, il est dépassé. Du coup à la place on a mis qui ? de Rugy. Tu n’as qu’à voir dans quelle merde on est !
Quand même ! Un type vous explique par A plus B qu’il va y avoir un désastre qui est causé par la politique actuelle suivie par le gouvernement, mais le gouvernement français n’est pas le seul, c’est mondial, et c’est ça qu’on en retient, c’est en tout cas ça que le système médiatique en retient. Du coup, le moment où il parle qu’on va tous crever, est-ce qu’on en parle, ou pas ? C’est un sujet ou ce n’est pas un sujet ? Visiblement ce n’est pas un sujet !
Je vais laisser Pierre-Yves vous parler du capitalisme de surveillance.
Et le capitalisme de surveillance, dans tout ça ? !
Pierre-Yves Gosset : Vous sentez les transitions !
Public : Ça n’a rien à voir.
Pierre-Yves Gosset : Si, ça a complètement à voir. Quand on parle de capitalisme, encore une fois je reviens à ma formation d’économiste, on m’a expliqué qu’il y avait à peu près autant de formes de capitalisme qu’il y a de versions dérivées de Debian [4], c’est-à-dire un paquet, et que, évidemment, chacun défendra la sienne mordicus jusqu’au bout.
D’abord je vais peut-être redonner une définition du capitalisme de surveillance. C’est un terme qui est apparu, je crois, en 2012/2014, par deux chercheurs américains, repris ensuite, autour de 2014 ou 2016, je ne suis plus sûr avec les deux années de battement, par une économiste qui s’appelle Shoshana Zuboff [5]. Si vous voulez plus de détails sur le capitalisme de surveillance, j’ai déjà fait des conférences sur le sujet ici même, pas plus tard que l’an passé, donc je vous renverrai à mes propres conférences, vous sentez le type hyper-méta, inception, du coup voilà une définition qu’en donnait Sébastien Broca qui a écrit Utopie du logiciel libre, pour eux qui auraient lu, qui est donc sociologue, si je ne dis pas de bêtises. Je vous ai mis la référence [6], l’article est très récent, mais je trouvais qu’il en donnait une assez bonne définition : « Le capitalisme de surveillance c’est le processus qui transforme nos comportements présents en prédictions monnayées de nos comportements futurs ». Il y a un an, à peu près, quand je parlais du capitalisme de surveillance, les gens imaginaient que c’était des lens qui vendaient des caméras de surveillance. Non ! Typiquement c’est plutôt comment est-ce qu’on utilise les fameuses boucles de rétroaction dont je parlais tout à l’heure, appliquées au capitalisme, appliquées à la collecte de données. Je ne vais pas vous refaire tout un speech sur la collecte de données, encore une fois ça fait quelques années maintenant que Framasoft sensibilise à ces questions. Aujourd’hui il ne se passe pas 15 jours sans que ne sorte un nouveau bouquin sur la problématique de la collecte de données et ce que ça pose comme problèmes au niveau des libertés fondamentales ou démocratiques — sachant qu’on peut envisager la démocratie comme une liberté fondamentale. Ce qui est intéressant c’est cette boucle de rétroaction qu’il y a dans le capitalisme de surveillance qui est une nouvelle émanation, imaginez un fork du capitalisme. La particularité de ce capitalisme est donc de se nourrir de données, les analyser sous forme de comportements, réinjecter dans le système une analyse de ce comportement pour, derrière, être en capacité d’orienter non seulement des comportements ou de les monnayer.
Concrètement, quand vous jouez à Pokémon Go et qu’on vous envoie chercher un Pokémon devant le McDo machin c’est que pour que vous découvriez le McDo : « Tiens, je ne savais pas qu’il y avait McDo » ; je dis McDo, ça pourrait être un super restaurant local, peu importe ! Le fait est que les gens ont payé pour faire apparaître des Pokémon à cet endroit-là. C’est quelque chose qu’on va retrouver un petit peu partout.
Les deux champions du capitalisme de surveillance sont aujourd’hui, évidemment, Google et Facebook puisqu’ils font partie des très grosses entreprises qui sont aujourd’hui en capacité de traiter un énorme jeu de données pour pouvoir, et c’est là que ça nous pose problème, orienter même des comportements futurs. Ne le voyez pas juste comme une capacité à vendre vos comportements, c’est une capacité à collecter de la donnée, à la transformer sous forme de comportements. Pensez à la géolocalisation de votre smartphone : vous dites « j’habite à tel endroit, aujourd’hui je reste toute la journée à la Maison des Rancy », eh bien il va y avoir une boucle de rétroaction qui va dire « très bien, cette personne est aujourd’hui aux JDLL à la Maison des Rancy, qu’est-ce que je peux lui proposer ?, sachant que c’est un homme de 42 ans qui fait du 48, etc. ». Je n’ai pas peur de donner ces infos, elles sont publiques. Donc on arrive sur cette capacité, finalement, à monnayer des comportements futurs.
Ce qui est rigolo, je fais un micro aparté, c’est que Shoshana Zuboff est plutôt capitaliste, plutôt libérale, ce qu’elle craint c’est que le capitalisme de surveillance vienne détruire le capitalisme et, potentiellement, réduire les libertés au sens liberté d’entreprendre, etc., aux États-Unis. Elle critique le capitalisme de surveillance, mais sans pour autant critiquer le capitalisme, en tout cas ce n’est pas comme que j’ai perçu les lectures de son bouquin qui vient de sortir il y a deux mois.
Capitalisme de surveillance et effondrement : « Ça touche ou ça touche pas ? »
Donc capitalisme de surveillance et effondrement ? Ça touche ou ça touche pas ? Même si vous n’avez pas la référence ce n’est pas grave, « Ça touche ou ça touche pas ? », on pourra jouer après si vous voulez.
Oui, capitalisme ça touche, effondrement un peu moins.
En gros j’identifie, là encore ce n’est pas du tout scientifique, ce n’est absolument pas basé sur des travaux, c’est une analyse très personnelle, mais puisqu’on nous a demandé de venir en parler, on est venu en parler !
Première catégorie, il y a celles et ceux qui s’en foutent ou qui, simplement, ne sont pas au courant. Ça veut dire comment est-ce qu’on informe les gens sur cette problématique qu’on vient de vous dérouler jusqu’à présent et, potentiellement, une fois que les gens sont sensibilisés, qu’est-ce qu’on fait de tous ces gens qui vont, parfois, n’en avoir rien à foutre et parfois vouloir agir ? Ça fera plutôt partie de la dernière partie de la conférence : en gros, qu’est-ce qu’on fait ?
Deuxième catégorie, il y a celles et ceux qui pensent que ça va nous sauver. Là je vous renvoie plus sur la conférence d’avant. Alexandre a très bien décrit ça. Moi je n’aurais pas grand-chose de plus à ajouter. Ce sont typiquement les gens qui pensent que l’intelligence artificielle nous permettra d’optimiser nos consommations. Typiquement, aujourd’hui, on vous dit que l’intelligence artificielle va aider le futur. La problématique, évidemment, c’est que pour concevoir cette intelligence artificielle on est en train de détruire le futur et ce n’est probablement pas comme ça qu’on va s’en sortir. Encore une fois c’est un avis personnel, on pourrait en débattre avec Laurent Alexandre, un jour, ou pas.
Il y a l’Internet des objets. Ça va être merveilleux. Là encore Alexandre parlait tout à l’heure de 50 milliards d’objets connectés, etc. Est-ce que c’est vraiment un futur désirable ? Est-ce que vous voulez que votre frigo vous rappelle qu’il vous reste quatre yaourts, qu’en poussant un bouton vous allez les commander, qu’ils seront livrés par drone par Amazon, etc. C’est le monde qu’on nous vend aujourd’hui. C’est une facilité de consommer encore et toujours plus.
La technologie nous permettra de concevoir des éoliennes, par exemple, justement grâce à l’intelligence artificielle, qui vont être encore plus efficaces et qui permettront de remplacer un certain nombre de types d’énergie, typiquement le pétrole, à terme, et sans porter atteinte à la planète. Je n’ai toujours pas compris comment on pouvait fabriquer des millions d’éoliennes sans porter atteinte à la planète, j’attends les réponses, pas de souci !
Donc forcément, qu’est-ce qui peut mal se passer ? C’est quelque chose qu’on appelle le solutionnisme technologique. Je vous renvoie à la lecture du bouquin de Evgeny Morozov [7] qui a écrit Pour tout résoudre cliquez ici : L’aberration du solutionnisme technologique, dont Framasoft s’est déjà fait l’écho ces dernières années sur le fait que le solutionnisme technologique n’allait pas résoudre le problème et que ça allait plutôt nous péter à la gueule assez rapidement.
Donc, en gros, on a deux types de modèles pour ces personnes qui pensent que le capitalisme de surveillance, en tout cas les « nouvelles » technologies — nouvelles avec plein de guillemets, encore une fois — vont permettre de sauver ça. Vous avez d’un côté un modèle ultra libéral : Elon Musk qui dit « pas de problème, on va sauver l’humanité, on va aller sur Mars ». OK ! Combien de personnes et surtout combien ça va coûter ? Est-ce qu’on est prêt à tuer à 99 % de la planète pour en sauver 1 % ? C’est comme ça que je comprends son modèle. Tout à l’heure Gee parlait des Tesla dont les batteries nécessiteraient la capacité de production entière de lithium de la planète. C’est un modèle. En tout cas, l’imaginaire qui nous est vendu derrière est très bien enrobé et toutes les entreprises d’Elon Musk tournent autour de comment vendre de l’imaginaire positif autour du numérique. Il a aussi The Boring Company qui est la boîte qui creuse des tunnels dans lesquels on va mettre des navettes sous vide, sans frottements puisqu’on est dans un environnement où il n’y a plus de résistance aux frottements. On pourra faire, je crois, New-York-Boston en moins de 20 minutes. Peu importe les chiffres, le fait est que c’est que censé aller super vite. Vous imaginez l’impact écologique de ça ? Et pourtant, c’est juste pour aller plus vite. Donc la question c’est : est-ce qu’on a vraiment besoin d’aller plus vite ?
Le deuxième modèle qui est aujourd’hui mis en place, c’est celui du contrôle social, typiquement la Chine. Là j’ai tiré une photo de Black Mirror, une série que je vous encourage à voir jusqu’à sa dernière saison, vous pouvez passer, ça a été racheté par les Américains : c’était une série britannique, Netflix a mis la main dessus et, du coup, c’est beaucoup moins intéressant aujourd’hui, mais les premières saisons sont hyper-intéressantes, enfin pour moi qui m’intéresse à ce genre de choses. On s’était d’ailleurs dit avec Gee et d’autres copains de Framasoft qu’un jour il faudrait qu’on arrive à faire une critique de ces épisodes sur ce qui existe, ce qui est faisable et ce qui, aujourd’hui, relève de la science-fiction. Il y a donc cet épisode qui s’appelle Nosedive, que je vous encourage à voir. C’était effectivement quasiment de la science-fiction au moment où l’épisode est sorti, il y a deux ans, trois au maximum, et aujourd’hui ce système de contrôle social c’est la Chine. Concrètement ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’en Chine vous avez une note, j’espère ne pas trop apprendre ça aux gens qui sont ici, sinon désolé pour le choc, mais ça y est ! Tous, en tout cas une grande partie des citoyens et citoyennes chinois sont aujourd’hui notés en fonction de s’ils ont volé, s’ils ont fait des études supérieures, etc. Et si vous avez une mauvaise note, exactement comme dans cet épisode de Black Mirror, eh bien vous ne pouvez pas, par exemple, prendre l’avion ; vous n’avez pas le droit de quitter le pays si vous avez une mauvaise note. Vous avez traversé en dehors des clous, mauvaise note ! Ce contrôle social s’effectue à une échelle qui nous paraît complètement démente. Ils utilisent aujourd’hui de la reconnaissance faciale dans des mégalopoles de 15, 20, 30 millions d’habitants et ils sont capables de repérer « tiens, vous, il y a trois jours, vous avez traversé en dehors des clous », paf ! Vous prenez une amende. C’est bien, ils n’envoient plus aux parents, comme il y a quelques années après l’exécution, la facture de la balle, donc il n’y a plus d’exécutions, mais il y a quand même une sanction et une répression des libertés qui est assez forte suivant les comportements. Aujourd’hui il y a certain nombre de théories, encore une fois vérifiées, validées, etc., qui sous-tendent que finalement la Chine a anticipé cette question de l’effondrement. Ils savent que globalement ceux qui vont le plus morfler ce sont les plus capitalistes, notamment les pays occidentaux qui vont avoir beaucoup de mal à mettre en place une résilience face aux effondrements ; d’autres zones du monde pourraient mieux s’en sortir. Du coup, ce contrôle social permet à la Chine, pour anticiper ça, d’imaginer une orientation des comportements qui permettra de dire « OK ! Si on n’a pas plus de plastique par quoi peut-on le remplacer ? » Et là vous avez une économie chinoise qui fonctionne un peu comme un logiciel sur lequel il n’y a qu’une seule personne qui décide, donc on est sur économie à la fois planifiée mais extrêmement contrôlée : s’il faut déplacer trois millions de personnes eh bien on déplacera trois millions de personnes. Ce sont des choses qui ont déjà été faites en Chine notamment quand ils ont construit des barrages hydro-électriques. On va inonder quatre vallées, « excusez-moi, il y a cinq millions de personnes ! — Pas de problème, on inonde ! »
C’est potentiellement aussi vers ça qu’on va puisque les gens qui refuseront de se plier aux décisions de leur gouvernement pourraient se retrouver, du coup, avec une restriction de liberté.
Troisième catégorie que j’identifie, ce sont ceux qui pensent qu’il fait froid dehors, eh bien pas de problème !, on va foutre le feu à la maison. C’est un peu comme ça que je le perçois, en tout cas c’est l’impression que j’en ai. Pour résoudre ces problèmes-là, mettre en place du capitalisme de surveillance, mettre en place du numérique de partout ne fait que accélérer, puisqu’on a hypertendu les systèmes, ne va faire que accélérer cet effondrement.
Concrètement ça veut dire quoi ? Ça veut dire que le capitalisme de surveillance, soyons très clairs, ça reprend quand même les bonnes bases du capitalisme, c’est un fork, les logiques restent les mêmes à savoir exactement ce que disait Gee tout à l’heure : augmentation du capital, augmentation de la richesse d’un certain nombre de personnes, volonté de croissance non stop, sans limites, donc non régulée des acteurs.
J’en viens à la partie un petit peu plus numérique.
Typiquement en quoi, pour moi, ce capitalisme de surveillance à la fois accélère et fragilise les systèmes J’ai pris deux-trois exemples.
Typiquement les algorithmes de recommandation de YouTube.
Vous allez me dire quelle relation avec l’effondrement ? Eh bien les algorithmes de recommandation de YouTube, YouTube appartenant à Google, Google appartenant à Alphabet, YouTube, à un moment donné, doit satisfaire les actionnaires de Google. Ça veut dire qu’il faut qu’il vende de la publicité, il faut qu’il fasse rentrer du cash, tout simplement, et pour faire rentrer ce cash il faut mettre de la pub. S’ils mettent de la pub il faut que les gens la regardent. Pour que les gens la regardent, il faut qu’ils aient des contenus qui fassent qu’ils vont regarder cette vidéo. J’avais discuté avec Guillaume Chaslot qui est un ancien développeur chez YouTube, qui a travaillé sur l’algorithme de recommandation, qui aujourd’hui « dénonce » son propre travail, entre guillemets : l’algorithme de YouTube va nécessairement vous envoyer vers des vidéos qui vont être celles qui vont vous faire rester. Au début ça peut être des vidéos de chatons, c’est sympathique, mais assez vite vous tombez sur une vidéo de Soral et c’est fait pour ça. Soyons très clairs, je ne pense pas que Google ait conçu son algorithme pour dire « on va vous renvoyer vers des vidéos d’extrême droite ». Par contre ils ont constaté, encore une fois par cette boucle de rétroaction, qui si on montre des vidéos courtes, je ne sais pas, typiquement extrémistes, eh bien les gens restent, regardent, se disent « oh là, là ce n’est pas possible ! », du coup on peut caler de la pub entre temps et ça permet à YouTube de gagner de l’argent, à Google de gagner de l’argent, à Alphabet de gagner de l’argent, donc aux actionnaires d’Alphabet de gagner de l’argent.
Ce n’est pas une volonté de nuire, soyons très clairs. Je suis persuadé que Mark Zuckerberg ne se frotte pas les mains tous les soirs en se disant « qu’est-ce qu’on va faire demain, Cortex, pour dominer le monde ? ». Il ne l’a pas encore annoncé mais, à mon avis, il va quand même avoir l’outrecuidance de se présenter en tant que potentiel candidat à l’élection présidentielle américaine. Je ne serais pas très étonné qu’il le fasse. Il y a en tout cas des signaux faibles, aujourd’hui, mais des signaux sensibles qui laissent à penser que Mark Zuckerberg pourrait se présenter en tant que candidat aux prochaines élections américaines. Je ne pense qu’il le fasse avec une intention réelle de nuire. C’est juste qu’ils sont dans leur système de pensée, dans leur système économique et que ça ne leur pose pas forcément problème de fonctionner comme ça.
Deuxième exemple sur le fait que le capitalisme de surveillance, puisqu’il doit générer, au travers des outils numériques, une certaine attractivité et, encore une fois, rapporter de l’argent, par son design même, impose, enfin propose des outils qui sont là et qui vont contraindre votre pensée. Alexandre en parlait aussi tout à l’heure, typiquement Twitter, en 240 caractères on est quand même aujourd’hui sur une pensée qui est forcément contrainte : comment est-ce que vous voulez avoir un dialogue apaisé, comment est-ce que vous voulez ne pas générer de la haine avec, on va dire, des contenus qui sont basés sur l’émotion plutôt que sur la raison – parce que ce qui pourrait nous sauver c’est d’être raisonnables, mais on n’est pas raisonnables, on est dans l’émotion. Typiquement vous avez quand même le type du pays plus puissant au monde qui vient gueuler sur le président iranien, en lettres capitales, ce qui pour nous, geeks… on a les yeux qui saignent, et qui dit « ouais, machin, président Rohani ne menacez jamais les États-Unis, blablabla », sur Twitter. Donc cet outil contraint la pensée et, pour moi, peut accélérer l’effondrement. Tout à l’heure, quand je parlais des crises politiques et économiques, ce type de tweet ne renforce pas une certaine résilience d’un point de vue géopolitique. Je serais le président iranien, je verrais ça, j’aurais juste envie d’appuyer sur le bouton, etc. Donc on est dans cette problématique-là.
Dernier point sur le capitalisme de surveillance et ce qu’il génère.
Il y a maintenant quelques jours Google a officialisé son nouveau produit qui permet de faire fonctionner une intelligence artificielle pour faire un diagnostic ophtalmologique. Je n’ai pas pris cet exemple-là, j’ai pris cet exemple, je vais vous lire le passage : « Alors que les médecins humains ne dépassent pas les 62 % de précision en général sur l’analyse d’une radio ou d’une IRM concernant un cancer du sein, alors que les médecins humains ne dépassent pas les 62 % de précision en général, l’intelligence artificielle de Google parvient à détecter la présence d’un cancer du sein au stade avancé dans 99 % des cas à partir de scanners très différents ». Peu importe les scanners très différents. Ça veut dire que concrètement, aujourd’hui, l’intelligence artificielle de Google est capable d’être plus performante que certains médecins. Là il faut faire un tout petit peu de prospective et se dire « OK, si l’intelligence artificielle de Google est meilleure, si, je ne sais pas, ma copine va demain se faire détecter pour un cancer du sein, on aura tendance à faire plus confiance à l’intelligence artificielle de Google qu’à un médecin, ce qui est tout à fait naturel. Quand on y réfléchit, autant avoir à faire à un diagnostic qui est aussi sûr que possible. Ce que ça me pose comme problème c’est que, encore une fois, on va tendre le système parce que, concrètement, on ne va plus apprendre à lire correctement aux médecins une IRM ou une radio. Pourquoi le faire alors que l’intelligence artificielle est plus performante ? Donc on risque de se retrouver dans un monde, à très court terme, je parle de trois ans, cinq ans, je n’en sais rien, mais vraiment très court terme, dans lequel on ne ferait plus travailler les médecins sur la capacité de détection d’un cancer du sein, d’un problème à la rétine ou d’un diagnostic quel qu’il soit. Et qu’est-ce qui va se passer à ce moment-là ? Tout simplement les médecins n’apprendront plus, lors de leurs études, à faire des diagnostics et on va devenir complètement dépendants de Google. Aujourd’hui, dans une logique capitaliste, pour Google ce n’est pas trop compliqué, il vendra cette prestation, cher, pas cher, etc., ce sera selon ses souhaits, mais ça va poser un problème. En cas d’effondrement si, comme moi ou comme Gee, vous pensez que tôt ou tard il y a quand même de très fortes chances d’avoir cet effondrement, qu’est-ce qu’on fera si jamais on n’a plus accès à ces diagnostics, s’il n’y a plus un médecin en capacité de diagnostiquer correctement des cancers sur des technologies qu’on maîtrise pourtant aujourd’hui ?
Et on fait quoi nous libristes ?
On fait quoi, nous, libristes ?
Gee : Ça c’est la partie où on a le moins de slides et pourtant c’est probablement la plus importante.
Je vais revenir à pourquoi j’ai eu envie de faire cette conférence.
En gros, quand on parle d’effondrement, on nous parle quand même de trucs pas très marrants, on nous parle d’un monde où on n’aura peut-être un peu plus de mal à se nourrir correctement, simplement, c’est quand même un besoin ! On m’a plutôt élevé dans un esprit où je ne pensais pas que ce serait un problème dans ma vie un jour. Peut-être qu’on aura plus de mal à trouver des soins, plus de mal à ce genre de choses, OK. Du coup je me dis qu’on n’aura peut-être plus d’ordinateur et d’Internet. Et là, j’ai un grand vide. Je suis quand même ingénieur en informatique et, du coup, quelle utilité je peux avoir dans un monde où ça n’existe plus ? La question n’est pas non plus d’être trop dans le drame ou ce genre de choses, l’effondrement ça ne va pas être du jour au lendemain, mais le fait est qu’on est sur des modèles qui sont insoutenables et il est fort probable que des choses comme l’informatique, si elles ne disparaissent pas, en tout cas deviennent plus rares. Qu’est-ce qu’on fait ? À quoi ça sert qu’on s’amuse à développer des logiciels, libres certes, si, dans dix ans, de toute façon il n’y aura plus un processeur pour les faire tourner ? Donc la principale idée qui sort de ça c’est que dans le logiciel libre ce n’est pas « logiciel » qui est important, c’est « libre ».
Je vais citer une phrase de Pierre-Yves, qui avait fait rire pas mal de monde, dans un mail de l’association Framasoft, je le révèle, où il avait dit texto : « le logiciel libre on n’en a rien à foutre ! » Et j’avais ça un peu abusé pour un type qui… voilà ! Non, c’est le logiciel dont on se fout. Finalement, l’important, effectivement, c’est d’apprendre pas juste à produire, mais, disons, à vivre différemment.
Le gros problème, en fait, de notre société c’est qu’elle a intoxiqué nos esprits à un point qu’on est quasi incapables de penser en dehors de cette société. On est quasiment incapables de penser une société où il n’y aurait pas de croissance, on en a parlé. Imaginez ! On est assez incapables d’imaginer une société où, par exemple, tout le monde aurait exactement le même salaire. C’est inimaginable ! En plus, pour 99 % des gens, ce n’est pas souhaitable. Je ne dis pas que c’est souhaitable, je n’en sais rien, mais le fait est qu’on a un certain nombre de blocages et le système est notamment assez fort pour récupérer tout ce qu’on pourrait avoir de critiques contre lui et, finalement, de les intégrer. C’est ce qu’on appelle la croissance verte, le développement durable, c’est à-dire qu’on dit « oui, il y a un problème écologique, mais c’est bon, c’est pris en compte ». Moi, je ne crois pas du tout à la croissance verte, vous avez le droit d’y croire si vous voulez !
Par exemple il y a des choses, je crois que c’était le mois dernier, dans Le Monde diplomatique il y avait un article sur le recyclage. Si je vous parle de recyclage, à première vue vous trouvez ça bien. Moi aussi je recycle et je trouve que c’est bien. Le recyclage est un truc qui a été inventé par les lobbies de l’emballage. Avant on ne recyclait pas, on avait des consignes : on rendait les bouteilles en verre qu’on avait, on avait un petit peu d’argent pour que ce soit incitatif, pas beaucoup mais un petit peu, et les bouteilles étaient réutilisées. Sauf que ça, en fait, d’un point de vue capitaliste ce n’est pas optimal. D’un point de vue capitaliste, il est beaucoup plus intéressant de produire des déchets et ensuite de les traiter, parce que ça vous fait deux activités économiques sur lesquelles vous pouvez faire du profit. Si vous ne produisez pas de déchets c’est optimal d’un point de vue écologique, par contre vous n’avez pas créé d’activité, donc vous avez des gens qui ne travaillent pas, c’est quand même inacceptable de dire que les gens ne travaillent, et vous n’avez pas créé d’activité économique sur laquelle faire du profit.
Donc c’est important de sortir de ce genre de mécanisme et notamment, on en a déjà un petit peu parlé, un truc qui tourne pas mal qui est lié au recyclage, en gros c’est la responsabilité de chacun dans l’écologie. C’est un truc qu’on entend beaucoup, notamment par les gens qui sont en charge, typiquement quelqu’un dont je parlais tout à l’heure comme de Rugy, c’est quelque chose qu’il a dit, j’en suis sûr, et qu’il dira encore, « l’écologie c’est l’affaire de chacun, l’environnement c’est l’affaire de chacun. Arrêtez de faire couler l’eau du robinet, recyclez, faites du covoiturage ». Ce sont toutes des choses très bien, on est bien d’accord, mais ça ne suffira pas.
Je vais d’ailleurs revenir sur ce que disait Hulot. Hulot n’est pas non plus un modèle d’écologie. Dans son intervention à France Inter qui avait été pas mal relayée, où il annonçait sa démission, à un moment il a dit une phrase, je n’ai plus les mots en tête parce que celle-ci je ne l’ai pas notée, il disait « je trouve ça incroyable, on est en 2018 et on en est encore à jeter nos mégots de cigarette par terre ». Eh oui, effectivement c’est un problème et ce serait bien que ça s’arrête, mais j’aurais plutôt tendance à penser, par exemple, qu’on est en 2019 et qu’on en est encore à se féliciter d’avoir vendu 290 Airbus à la Chine il y a deux semaines. Qu’est-ce qui fait le plus de dégâts ? On n’est pas dans les mêmes critères.
Nous en tant que libristes, en fait ce qu’on fait c’est d’apprendre à vivre dans une société différente de celle-ci. C’est-à-dire que quand on développe un logiciel libre, on n’est pas dans une logique où je développe un produit pour créer un besoin que quelqu’un va pouvoir combler, me rémunérer pour et créer comme ça une relation de client et de producteur. On est juste dans une collaboration. On cherche de quoi on a besoin, comment on le règle et comment on se base sur ce qui existe déjà. Typiquement quelque chose qu’on ne pourrait pas faire : on a pas mal de boîtes, aujourd’hui, qui réinventent la roue juste parce qu’elles ne partagent pas les connaissances. Une boîte qui a une avance technologique s’en sert pour faire du profit, elle ne la partage pas avec une autre boîte pour que tout le monde avance au même rythme, sinon ça casse complètement l’effet de compétition.
Tout ça ce sont d’autres façons de penser. On a pas mal associé ça, quand on parlait de Dégooglisons Internet [8], des CHATONS [9] – vous connaissez sans doute ça si vous suivez les conférences de Pierre-Yves, en gros des hébergeurs décentralisés – aux AMAP du logiciel. Quand on parle des AMAP [Association pour le maintien d’une agriculture de proximité] ça fait toujours un peu gentil bobo écolo, ça ne fait peur à personne, c’est joli, moi je trouve que c’est, comment dire, une des organisations les plus, pas anticapitalistes, mais en tout cas dissidentes, on va dire, qui existent. En fait, la façon dont fonctionne une AMAP : vous allez passer un contrat avec un producteur et le contrat dit que, par exemple, pendant un an vous allez lui payer une somme par semaine et en échange il vous filera un panier par semaine.
Ça, ça s’appelle une économie planifiée, terme qui fait hurler les ultralibéraux. C’est une économie planifiée à l’échelle locale mais, en gros, vous n’êtes pas dans une relation où je vais au supermarché, ça dégueule de marchandises, du coup je peux choisir absolument tout ce que je veux, on s’en fout, et on en jettera 30 % à la fin parce qu’on a besoin qu’il y ait un surplus pour que le client soit content parce que le client est roi. Là on va organiser la production de telle sorte que le producteur produise ce qu’il faut pour nourrir les gens qui sont dans l’AMAP et, en échange, il aura un salaire qui lui permet de vivre et il le sait avant de produire, ce qui lui procure aussi une certaine sécurité. Ça, en fait, c’est une façon de penser qui est fondamentalement dissidente par rapport au système capitaliste actuel.
Je pense que s’il y a quelque chose qu’on a à faire en tant que libristes, tant qu’on a des ordinateurs, on va dire, c’est de s’habituer à penser comme ça. De réussir à recréer une somme d’imaginaires, on va dire, où on est capable de penser en dehors des structures établies, on est capable d’imaginer une relation de production qui n’est pas basée sur le client est roi, qui est basée sur la personne qui consomme et la personne qui produit sont deux êtres humains qui ont besoin de communiquer et se mettre d’accord parce que, aujourd’hui, tout le monde ne peut pas faire pousser ses propres carottes, se nourrir tout seul et faire sa maison. La division du travail ce n’est pas un truc de capitaliste, c’est juste une nécessité quand on est une société un petit peu avancée.
Pour moi, c’est surtout là-dessus que le Libre a quelque chose à faire et je pense qu’on a un petit peu commencé. Avec aussi l’idée de montrer : on vous dit tout le temps que ce n’est pas possible, que si vous voulez décarboner l’économie, si vous voulez réduire la pauvreté, ce genre de choses coûte trop cher. J’aime bien la comparaison que donne souvent Pierre-Yves : le budget pour Dégooglisons Internet c’était combien de mètres d‘autoroute ? 70 mètres d’autoroute. Ce n’est pas pour citer Astérix et Obélix : Mission Cléopâtre, mais ça n’est pas qu’une question de moyens.
Tu veux prendre la suite ?
Pierre-Yves Gosset : Je suis d’accord, je reviens sur l’AMAP.
Il est 16 heures, s’il y en a qui veulent quitter la salle, je précise qu’on ne s’était pas du tout calé, on avait déposé deux sujets de conférence en même temps, c’était un peu bête sachant qu’on est dans la même association et on s’est dit on va les mettre côte à côte et elles vont se suivre et on montera à deux sur scène ce qui ne sera pas plus mal. Si vous voulez évacuer la salle, il n’y a pas de problème, les pauses pipi se trouvent sur votre gauche.
Je reviens juste sur les AMAP. Pour moi c’est quelque chose d’important dans ce que ça change dans le modèle. C’est à la fois de remettre de l’humain dedans et c’est, à la fois, de faire en sorte qu’on répond non pas à un marché mais à un besoin. Et ça me paraissait important.
La conclusion un petit peu de tout ça parce qu’on voulait garder beaucoup de temps pour les questions. Dans le milieu libriste, parler d’effondrement potentiellement tout le monde n’est pas au courant, même si j’ai vu beaucoup de mains se lever, ce qui est presque dommage parce que, du coup, ça veut dire que vous êtes déjà sensibilisés à ces questions, c’était de voir ce qu’est la courbe d’un changement, c’est d’ailleurs assez proche de la courbe du deuil. Un des bouquins qui a changé ma vie en tant qu’économiste c’est La Stratégie Du Choc de Naomi Klein, que je vous encourage tous et toutes à lire. La première chose qu’on prend quand on nous parle d’effondrement c’est le choc. Ensuite, ce ne serait pas inintéressant, on ne va peut-être pas le faire maintenant, de savoir où est-ce qu’on en est chacun, dans ces phases, par rapport à ce changement qui s’annonce, est-ce qu’on est dans le choc, dans le déni, la colère, la peur. Qui est déprimé dans cette salle ? Au bout d’une heure je pense qu’il y a beaucoup de monde ! Potentiellement on peut quand même en faire quelque chose. La difficulté c’est que ce quelque chose va être réutilisé, réabsorbé, re-mouliné par le capitalisme. Je suis tombé, par exemple, sur Les 5 phases du deuil de Kübler-Ross appliquées au trading.
Le capitalisme absorbe tout, c’est sa principale caractéristique. Il ne faut pas imaginer qu’on va travailler dans notre coin, etc. On va avoir un adversaire qui reste le même qui est, on va dire, le néolibéralisme. On pourra avoir ce débat tout à l’heure.
Pour moi, dans ce qu’on peut faire nous, libristes, je cite à nouveau Ivan Illich que je citais d’ailleurs aussi ce matin. Dans un ouvrage qui s’appelle La Convivialité il parlait d’outils conviviaux et qu’est-ce que c’est que des outils conviviaux ? Ça date de 1973, l’année après le rapport Meadows d’ailleurs, un outil convivial « doit être un outil générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, qui ne doit susciter ni esclave ni maître et qui doit élargir le rayon d’action personnelle ». Si vous prenez n’importe quel outil numérique proposé par Google ou Facebook, aucun ne coche toutes ces cases ; vous prenez Twitter, vous prenez même des applications type Uber, etc., aucune coche toutes ces cases.
Si vous prenez du logiciel libre, certains en cochent, d’autres pas, enfin ne les cochent pas toutes, mais en tout cas c’est pour moi un bon filtre pour reconnaître si on est sur la bonne voie, ou pas, quand on produit un outil. Quand Framasoft fait PeerTube [10] est-ce que c’est un outil générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle ? Je pense que oui, après, s’il y a du non, on pourra en discuter, mais je pense que oui. Est-ce que ça suscite ni esclave ni maître ? Effectivement il n’y a pas d’esclave. Si vous vous sentez esclave, vous pouvez installer PeerTube, du coup vous allez avoir un problème qui est celui de la prolétarisation, c’est-à-dire qu’on vous a enlevé votre savoir pour savoir comment installer PeerTube, vous n’avez pas facilement accès parce que les libristes ne sont pas toujours les meilleurs pédagogues, mais vous n’êtes pas esclave. Vous pouvez sortir de cette condition quand même relativement facilement. Par contre, vous pouvez contrôler votre instance PeerTube, mais vous n’êtes pas maître du réseau du Fediverse de PeerTube. C’est la même chose avec Mastodon [11] ou avec Mobilizon [12] qui est outil qu’on est en tain de développer en ce moment.
Et il doit élargir le rayon d’action personnelle. C’est une question qu’on ne s’était pas beaucoup posée : est-ce que nos outils apportent réellement quelque chose, ou pas ? Quand je dis « nos outils » ce sont nos outils libristes, ce ne sont pas les outils Framasoft. Du coup, on est en train de faire une sélection un petit drastique dans ce que Framasoft propose de façon à ne travailler que sur des outils qui élargissent le rayon d’action personnelle.
Je vais terminer avec un peu d’autopromotion quand même, je suis payé pour ça.
Dans cette réflexion-là, dans le fait, ce que disait Gee tout à l’heure, de réfléchir à des imaginaires positifs du numérique, on a lancé, suite à Dégooglisons Internet, une campagne qui s’appelle Contributopia [13], que je suis déjà venu présenter ici l’an passé, je ne vais pas le refaire maintenant, qui vise quand même un certain nombre d’objectifs et notamment inciter à mieux comprendre et à mieux sensibiliser le public sur ce que le logiciel libre a de particulier. Exactement comme les AMAP ont dû expliquer, au départ, c’est quoi une AMAP, à quoi ça sert, comment ça marche ? Ce que je trouve fabuleux dans les AMAP c’est que ça crée des associations. Étant directeur d’une association je suis, de facto, militant associatif et en tant que militant associatif, voir des gens qui créent des associations que ça soit au travers des chatons, que ça soit la FFDN [Fédération des Fournisseurs d’accès à Internet associatifs], que ça soit d’autres types d’associations qui peuvent se créer, les JDLL sont organisées entre autres par l’ALDIL qui est une association et la Maison des Rancy qui, me semble-t-il, est aussi une association. Le fait de penser en hors cadre du marché – je n’ai rien contre l’économie de marché, beaucoup plus contre l’économie capitaliste – est, à mon avis, une des pistes qu’on peut avoir.
Pour moi, et c’est un point de vue très personnel, cet effondrement est inéluctable, pour tout ce qu’on vient de dire, pour les raisons qu’on a évoquées, on a déjà sauté du troisième étage, donc on va tomber et on va se faire plus ou moins mal, en tout cas c’est inéluctable. Ce qui est intéressant à notre sens, puisque je reprends complètement ce que disait Gee tout à l’heure, c’est de penser à l’après. Et dans l’après, ce qui me paraît intéressant c’est qu’on se fiche effectivement, je le redis ici publiquement, on se fout du logiciel libre, ça fait mal quand même, mais on se fout du logiciel libre, l’important ce sont les usages et les pratiques que ça change quasiment cognitivement chez nous. Dans ces pratiques et ces usages, je trouve qu’il y a plein de choses sur lesquelles, finalement, les libristes sont plutôt bons – quand je dis « plutôt », au royaume des aveugles les borgnes sont rois – c’est la question des communs, la question de la collaboration ; effectivement on est capables, parfois, de travailler à plusieurs centaines de personnes qui ne sont jamais vues sur un même logiciel. C’est assez rare. Je rappelle que le logiciel libre c’est le plus souvent un péquin tout seul. Mais globalement, si on veut le faire on sait le faire, s’il y a une envie de contribution, ça se passe plutôt bien.
D’autre part, on est très mauvais sur la gestion des collectifs, on est plutôt bons pour travailler collectivement. Je trouve que, là encore, le logiciel libre nous donne des billes pour demain, si jamais il n’y a plus d’ordinateurs – encore une fois c’est un des dessins de David Revoy qui est peut-être dans la salle, je crois qu’il fait sa conférence en même temps – on ne voit pas forcément de gens avec des ordinateurs ou autres, donc on est sur un monde, là on l’a voulu quand même relativement kawaii, c’était pour éloigner la startup nation de notre site parce qu’on s’est dit Dégooglisons Internet a ramené plein de gens qui voulaient juste consommer les services. En fait, on veut des gens qui contribuent aux services, des contributeurs et des contributrices au Libre en général, ce que vous êtes sans doute pour la plupart dans la salle. La problématique c’est que vis-à-vis de l’extérieur les gens venaient consommer du Framadate, du Framapad et du Framaforms, exactement comme ils consomment du Google Forms, du Google Agenda, etc.
Donc cette notion de se dire on se rassemble et, finalement, on fait des choses à une échelle qui est tout à fait raisonnable et où ne vise pas la croissance, on se l’est appliquée à nous-mêmes, notamment on a décidé d’arrêter la croissance de Framasoft, j’en ai parlé à différentes occasions. Ça veut dire qu’on a décidé d’arrêter de grossir, moi pas forcément, ça va dépendre de ce que je mange, mais globalement cette idée est vraiment là de se dire « si on continue comme ça, si tous les gens continuent à nous pousser à faire plus, etc., on va rentrer dans un système qui ne sera pas celui du capitalisme. On va rentrer dans un système où on maintient la consommation ». Je trouvais que ce que disait Alexandre Monin dans la conférence d’avant été très juste, c’est-à-dire que, finalement, il peut y voir un effet rebond même si vous pensez économiser. Si, en allant sur Framasoft, vous pensez faire mieux, vous renforcez le pouvoir de Framasoft qui, du coup, devient l’élément de fragilisation et de tension dans un système qui est amené à s’effondrer et, le jour où il s’effondrera, il vaut mieux avoir des chatons qu’avoir un Framasoft.
L’autre point qui est très personnel c’est que je pense que dans ce qui peut nous sauver il y a la question de la Culture. J’ai mis un grand « C », je le pense plutôt avec un petit « c », mais la question de savoir partager nos connaissances et de les valoriser.
Et le dernier point c’est celui de la confiance où on est, pour l’instant, pas bons en tant que libristes sur comment est-ce qu’on donne confiance en nos outils, comment est-ce qu’on donne confiance aux personnes qui vont les utiliser. Ce sera sans doute un sujet à travailler parce qu’entre libristes il n’y a pas de souci, on a confiance entre nous, mais vis-à-vis de l’extérieur, tous les jours je suis sollicité par des gens qui viennent me dire « ce serait vachement bien, on vient de monter une association – je ne sais pas – qui est une bagagerie sociale, on a besoin de gérer des fichiers, on a besoin de gérer un agenda, etc. » On leur dit « Framadrive est fermé », vers quoi est-ce qu’on les renvoie ? Comment est-ce qu’on les renvoie ? C’est, entre autres, le projet CHATONS, mais aujourd’hui ces gens-là ne connaissent pas les chatons, donc il faut leur donner confiance dans les chatons.
Là aussi pour moi, dans un monde post-effondrement, même dans un monde où il n’y aurait pas d’ordinateurs, le fait d’avoir travaillé cette question de la confiance et de ne pas juste l’attendre comme on attendrait el Lider Maximo, mais plutôt comme on va aller rencontrer les gens, on va se parler, on va boire des coups ensemble, est une solution de pouvoir mieux rebondir après l’effondrement.
Gee : Du coup, oui, la conclusion. Ça c’est ce que j’avais mis à la fin de mon article, qui était un peu déprimant aussi, sur l’effondrement.
En gros c’est tout ce qu’on a dit. Les valeurs qui sont véhiculées par le capitalisme fonctionnent bien dans un univers d’abondance, ce que disaii Pierre-Yves, quand on considère que les matières premières sont gratuites et infinies. Dans ce cas-là la compétition à tous les étages ça marche bien, en tout cas ça marche bien pour tous ceux qui gagnent.
Dans une société de la rareté, ce sera probablement plus l’entraide qui marchera mieux. Il y a des théoriciens qui ont étudié le sujet, comment ça se passe. On a toujours une vision apocalyptique, en fait, des mondes où vous avez un effondrement des services publics, un effondrement de l’État, ce genre de choses. Ce n’est pas forcément le cas, en tout cas il faut garder espoir que ce ne soit pas le cas. Mais le mec tout seul dans son bunker avec son fusil, à la rigueur c’est une cible parce qu’on sait qu’il a des réserves en dessous. Les gens qui essayent de survivre en se serrant les coudes, en recréant un semblant de communauté localement ce sont probablement ceux qui, à mon sens en tout cas, auront les meilleures chances de s’en sortir, d’autant plus aussi que, personnellement, m’en sortir tout seul avec un fusil dans un bunker, franchement ça ne m’intéresse pas. Si je veux m’en sortir c’est pour vivre des trucs avec des gens.
S’il y a un truc qu’on peut apprendre en tant que libristes, qu’on peut essayer d’apprendre entre nous et puis d’intégrer le plus de choses là-dedans ce sont les valeurs d’entraide, ce sont les valeurs de contribution et voir comment, quel que soit le contexte, parce qu’on ne sait pas comment ça va tourner, savoir comment est-ce qu’on va réussir à s’en sortir.
[Applaudissements]
Gee : Il y a une distribution de Lexomil après ?
Pierre-Yves Gosset : Ça va bien se passer. On avait voulu garder un temps très long pour les questions. On savait qu’on allait dépasser l’heure de blabla, désolé d’ailleurs si on a été un petit peu longs, on voulait laisser un maximum de temps pour les questions pour les personnes que ça intéresse. On prend vos questions, officiellement pendant encore 30 minutes et quelques. On a le temps de rentrer un petit peu dans le fond du sujet.
Organisatrice : Je vais faire passer le micro. Il suffit juste de lever la main pour que je vous trouve.
Pierre-Yves Gosset : On ne voit rien. On peut peut-être rallumer la salle. Juste un truc très important pour moi, je rappelle que nous ne sommes pas du tout des experts sur la question de l’effondrement. Ça s’est vu ? Merde ! Du coup, si vous voulez nous poser des questions sur sujets-là, je crois qu’Alexandre est reparti, ce sont plutôt d’autres personnes qui traitent ces sujets-là. Ce qui nous intéressait c’était de faire le lien entre effondrement et numérique.
Public : Bonjour. En fait ce n’est pas une question, je voudrais que les pensées se rejoignent avec Pablo Servigne dont vous avez parlé tout à l’heure. Il disait bien qu’il y avait deux solutions. On parlait toujours de Darwin, la loi du plus fort, et, en fait, ce n’est pas la loi du plus fort, comme dans toutes les communautés, c’est quand on se serre les coudes, quand il y a des sociétés, qu’on fait société, qu’on s’entraide et qu’on partage des savoirs. Je pense que le Libre, oui, peut-être que certaines personnes verront demain le film de monsieur Borrel [La bataille du libre, NdT], il en parle aussi dans sa bande annonce : il faut vraiment qu’on soit encore ensemble pour faire face. C’est grâce à ça qu’on a survécu à mille dessins de Gee. On se rejoint tous. Je pense qu’on est tous libres, qu’on doit tous se serrer les coudes.
Gee : Effectivement sur la loi de la Jungle, c’est L’entraide, l’autre loi de la jungle de Servigne, celui-ci je ne l’ai pas encore lu pour le coup. Il y a l’idée qu’on a toujours l’image de la nature prédatrice c’est-à-dire avec des relations de prédation et, en réalité, il y a aussi énormément de relations de symbiose que ce soit la façon dont fonctionne une forêt par exemple avec l’ombre qui est donnée par les arbres qui fait qu’il y a certaine température en dessous, je vais pas entrer dans les détails, mais il y a aussi des tas de mécanismes naturels qui sont de l’ordre de la collaboration, elle n’est pas théorisée, il n’y a pas de social, de société autour de ça, parce qu’on parle d’animaux voire de végétaux. Oui, effectivement, c’est aussi « porteur d’espoir », entre guillemets, c’est-à-dire qu’on n’est pas condamnés, encore une fois, à finir dans Mad Max.
Public : Bonjour. J’avais une question. Vous dites qu’on fait du logiciel libre plus pour le côté libre et communauté. Est-ce qu’on n’irait pas plutôt grossir les rangs de l’atelier de vélo coopératif du coin puisque, finalement, il reprend à peu près les mêmes valeurs que celles du logiciel libre et que c’est un savoir qui peut, peut-être, être plus utile pour mieux survivre mieux à l’effondrement ?
Pierre-Yves Gosset : C’est une super question. En fait, personne ne sait quelle sera la forme de l’effondrement. Peut-être, effectivement, que savoir réparer son vélo sera utile. Peut-être que savoir débugger un logiciel que tu feras tourner en local, sans Internet, et qui sera pourtant en capacité d’aider la communauté, ce sera aussi utile.
C’est un truc très important. Normalement c’est censé être ma dernière conférence aux JDLL, ça fait 11 ans que je viens sur cette scène, je vais peut-être laisser la place à d’autres maintenant, je continuerai quand même à faire des conférences, ça fait plusieurs fois qu’on réfléchit à parler de la problématique des militances et des priorités de militance. C’est quelque chose contre lequel moi j’ai plutôt envie de me battre. J’ai fait une conférence qui s’appelle « Dégloogliser ne suffit pas », où on faisait notre propre autocritique de Dégooglisons Internet, mais être végan ne suffit pas, savoir réparer un vélo ne suffit pas, être écoféministe ne suffira pas non plus et pourtant le patriarcat c’est bien une des sources du capitalisme. Il n’y a pas quelque chose qui vaut mieux qu’un autre.
Ce qu’on est en train de dire c’est exactement ce que disait Madame, l’important c’est plutôt, à mon sens, d’être en capacité de faire avec les autres et peu importe ce que tu feras. Si toi, dans ta projection de l’effondrement, tu imagines que tu auras effectivement besoin d’un vélo, eh bien apprends à réparer un vélo. Pour moi ça ne veut pas dire qu’il faut que les informaticiens arrêtent d’« informatisser » – ce n’est pas du tout comme ça qu’on dit, je suis quand même au courant, mais je trouvais ça joli. Du coup c’est plutôt le fait de faire ensemble qui me paraît le plus important.
Effectivement, avoir des compétences et avoir des connaissances ce sera utile, mais peut-être que si le monde s’effondre et que tu ne sais pas réparer un vélo, peut-être que tu l’apprendras d’un autre le moment venu. Pour moi il faut arrêter cette compétition du « est-ce que j’ai le plus de savoirs pour bien survivre ? ». Je ne suis pas sûr d’avoir envie de survivre dans un monde où toutes les bagnoles ont disparu, je ne sais pas et je suis très sincère sur ma question. Je pense que c’est propre à chacun de se poser cette question-là et je pense qu’il n’y a pas un savoir qui sera plus utile qu’un autre si ce n’est celui de savoir collaborer. C’est ma réponse.
Gee : Je voulais juste rajouter quelque chose. Il y a aussi la question de ce que moi je veux, je veux c’est une chose, mais aussi ce que je peux faire. Quand on me dit, tout à l’heure, qu’il n’y aura plus d’ordinateurs, ça me fait un grand vide, je déconnais à moitié, mais sincèrement, quels sont mes talents qui peuvent servir comme ça. Il se trouve que je suis informaticien. Si j’étais dans une permaculture, est-ce que vraiment je servirais à quelque chose ? Je ne dis pas que, des fois, la tentation n’est pas forte de me dire je plaque tout, je vais élever des chèvres et je vais apprendre comment on se démerde. Peut-être que ce serait une meilleure solution, je n’en sais rien. Il y a aussi la question de ce que je fais, moi, à mon niveau, en sachant que le geste individuel n’a pas une grande importance.
Pierre-Yves Gosset : Excuse-moi, je te pique le micro.
Je rejoins complètement l’avis de Gee. Si, par exemple moi, de façon tout à fait individuelle aujourd’hui je me disais j’arrête de faire ce que je fais à Framasoft, potentiellement on ne produirait pas des outils qui permettront, peut-être à d’autres, de mieux résister, de mieux résilier, d’être plus résilients à l’effondrement. Ma décision individuelle pourrait potentiellement nuire à plusieurs centaines ou milliers, soyons fous et complètement mégalomanes ! À un moment donné, par exemple quand on produit un outil comme Mobilizon qui veut essayer de permettre l’organisation de la mobilisation et des militances au sein d’un outil libre, qui ne dépend pas du capitalisme de surveillance et qui fonctionne de façon libre et fédérée, on reviendra dessus une autre fois, pour moi ça peut permettre à d’autres personnes de s’émanciper.
Si j’allais retaper ma maison ou faire des ateliers de réparation de vélo, la question c’est qui ferait ce type d’outils qui permettront à d’autres personnes de se rejoindre. À un moment donné, encore une fois, il n’y a pas de trucs plus ou mieux, faisons ce qu’on sait faire. Si ça se trouve il n’y aura pas d’effondrement, je n’y crois pas, je pense qu’il y aura effondrement, mais si ça se trouve il n’y en aura pas et on est juste des oiseaux de mauvaise augure.
Gee : Tu veux dire qu’on aurait rendu le monde meilleur pour rien ?
Public : D’abord merci pour avoir fait cette conférence, je dirais légère, surtout sur le thème de l’effondrement qui fait peur à beaucoup de gens. C’est vraiment important, ce n’est pas anodin la façon dont on traite ce sujet. Ce que je veux dire c’est que je sens l’effondrement depuis très longtemps. Ce n’est pas uniquement ce mouvement qui se dessine qui est très rapide et qui est très important, du coup je trouve ça intéressant.
Je dois dire que l’importance, pour moi, du logiciel libre, en dehors du logiciel libre effectivement, c’est en fait de mettre en réseau et pour moi c’est un point clef. À partir du moment où on est dans cette optique de décentralisation, de partage des informations et de circulation, eh bien justement on facilite quelque chose quelque part. Donc on a déjà un énorme potentiel en souhaitant ça. Et ça je le vois bien dans la vie réelle. J’ai aussi une autre vie, d’autres profils au niveau alternatif, associatif, dans lequel j’ai été membre actif dans de nombreuse structures. La dernière c’est Alternatiba qui dit qu’on a quasiment des solutions à tous les sujets qui existent, sauf que ces solutions sont complètement atomisées. Ça fait très longtemps, et j’aime bien le replacer sur un contexte politique, c’est-à-dire pas uniquement individuel – individuel c’est le premier pas, c’est nécessaire mais pas suffisant –, mais aujourd’hui au niveau politique il faut qu’on devienne en visibilité par rapport à toutes ces solutions, c’est-à-dire qu’on les relie entre elles et qu’on permette qu’elles soient effectivement plus visibles. Et c’est là, pour moi, où justement la philosophie du Libre a son rôle à jouer et vraiment de manière non négligeable, vraiment très importante.
Je dirais qu’il y a une autre chose aussi qui m’intéresse, et ça c’est plus intellectuel, philosophique, c’est inclure cette idée de ralentir. Vraiment ralentir et vraiment même dans le monde de la recherche, même dans n’importe quoi, vraiment inciter autour de soi avec cette notion. OK, j’ai aussi une base scientifique, j’ai une base là, mais aujourd’hui, peut-être qu’il y a certaines recherches qu’on va nous vendre d’abord par rapport à nos peurs – peur de mourir, etc. –, mais même par rapport à ces types de recherche-là, dans cette société-là, eh bien je souhaite effectivement qu’on propage ce truc de « ralentissons ça dans ce contexte-là ».
Gee : Je n’ai pas grand-chose à ajouter, je suis totalement d’accord.
Public : Je suis un peu un vieux papy Mougot. J’ai connu la micro à l’époque du vélo, en 1978, on était quelques-uns à avoir fait deux choses, l’association vélo et Lyon micro. Il ne faut pas les opposer, ce sont deux choses complémentaires. Il y a une c’est la botte de sept lieues, c’est pour aller plus loin, et l’autre c’est votre cerveau qui est multiplié par epsilon, on ne sait pas combien, qui est une manière de penser plus loin.
Je pense qu’il faut surtout apprendre à être autonome et ça c’est un mot qu’on oublie toujours, il faut se battre pour la qualité, il faut se battre pour l’autonomie et l’autonomie passe forcément par la collaboration avec les voisins. C’est tout ce que j’avais à dire.
Gee : D’autant plus qu’une des raisons de l’effondrement c’est l’intrication totale des systèmes et c’est la perte totale d’autonomie. C’est-à-dire qu’aujourd’hui personne, mettons même une région française, en autarcie elle est foutue, ce n’est même pas juste au niveau personnel. On est tellement intriqués qu’il faut réussir à centraliser à nouveau les choses autour de l’être humain, je ne sais pas comment dire.
Pierre-Yves Gosset : Juste un commentaire là-dessus, effectivement plus personne ne sait comment fonctionnent les systèmes hyper-complexes, notamment la finance et l’hyper-financiarisation. Il y a plein de gens qui ne savent plus comment ça fonctionne. Suite au crack de 2008, le président de la Fed, je crois, donc la Réserve fédérale américaine, avait été interviewé, on lui avait dit « qu’est-ce qui s’est passé ? Pourquoi ? » Il a dit : « Je ne sais même plus comment ça fonctionne ! » On a perdu ça.
J’ai vu qu’il y a une question.
Public : J’ai une première remarque sur la courbe du deuil pour penser les étapes émotionnelles de l’effondrement. J’ai écouté récemment l’écoféministe Émilie Hache en parler de façon très critique en disant que ce n’était pas forcément adapté parce que, justement dans cette courbe du deuil, il y a l’acceptation et elle ne voit pas pourquoi on devrait accepter une situation inacceptable. En fait, ça peut aussi nous donner envie de nous battre contre ça et je trouve ça assez juste.
Du coup j’avais plutôt une question. Je ne connais pas trop le Libre et tout ça et je comprends qu’ici on parle plus de logiciel et peut-être d’usages. Pour moi, la question du numérique et de l’effondrement passe aussi beaucoup dans les infrastructures. Alexandre Monin en a parlé précédemment, mais je trouve que ça été un peu éludé par votre présentation. OK ! On peut faire des choses libres, n’empêche que les ordinateurs et tous les objets qu’on utilise pour faire tourner ça, ça reste très contingent à des considérations matérielles, qui ont un impact sur l’environnement. Je ne vois pas trop comment on peut dépasser ça, même avec des valeurs liées à la culture libre.
Pierre-Yves Gosset : Je vais reprendre la première partie. Je suis en train de réfléchir à la seconde, il faut que je me recentre sur la première et j’ai perdu le fil de ce que tu avais dit dans la première partie, est-ce que tu peux le redire, sur la courbe. Ce n’est pas comme si je l’avais mise en plus, bonjour le cerveau tout en série.
Sur cette courbe-là, effectivement, je suis d’accord que la situation est inacceptable et ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas lutter.
Encore une fois, ma réponse par rapport à l’effondrement c’est le collectif, le faire ensemble. Ça peut être du faire ensemble pour de la lutte. On nous demande souvent « comment faites-vous pour bosser avec, je ne sais pas, La Quadrature du Net [14] ? » Et c’est un des membres de La Quadrature du Net, Calimaq, qui disait qu’il faut des globules blancs et des globules rouges. Les globules blancs c’est « tu réagis aux attaques du système, tu as un virus, une bactérie, etc. », et il faut des globules rouges pour apporter l’oxygène et il n’y en a pas un qui vaut mieux que l’autre.
Si pour toi, dans ce que ça génère, et je suis tout à fait d’accord, il va y avoir une phase de lutte et que cette lutte, d’ailleurs, n’est pas une phase mais c’est un fin en soi, je trouve ça super. On va avoir besoin de gens qui luttent, réellement, à un moment donné, justement pour qu’on puisse sortir des petits parachutes et essayer d’atterrir moins durement.
Après, forcément, je l’ai dit plusieurs fois à titre personnel, je pense que cet effondrement est inéluctable. J’ai dépassé la phase de tristesse, je ne suis pas forcément dans la phase d’acceptation, je ne sais pas où j’en suis, je n’en suis sûrement pas, en tout cas, à la phase de pardon. Donc ça va forcément brasser des choses.
Du coup j’ai perdu la deuxième partie de ta question qui était ? Oui, sur le numérique et l’impact écologique. Sur l’impact écologique, Alexandre Monin en parlé beaucoup mieux, tu étais là à la conférence juste avant. Je ne m’estime pas forcément hyper-compétent pour en parler, donc je ne sais pas, peut-être que Gee aura d’autres idées ou d’autres personnes dans la salle. La deuxième chose c’est que je vois passer quand même beaucoup de choses, beaucoup de chiffres qui me paraissent biaisés sur cette question de l’impact écologique du numérique. En ce moment vous voyez souvent passer le chiffre d’une entreprise de 100 salariés envoyant ses mails ça fait l’équivalent de 13 allers-retours Paris New-York, des choses comme ça. Chiffres qui, pour moi, sont des résultats d’études de l’ADEME qui datent de 2012, si je ne dis pas de bêtises, qui, eux-mêmes dans l’étude, quand tu lis l’étude, ce que j’ai fait, viennent te dire « en fait on n’en sait rien ». C’est marqué en dessous, je pourrais ressortir la phrase de cette étude. En fait, c’est très compliqué d’étudier l’impact écologique du numérique. Ce qui est sûr c’est qu’effectivement la production de nouvelles machines continue à accélérer l’effondrement, Alexandre Monin l’a démontré bien plus scientifiquement que ce que nous on peut faire avec nos tripes. Quand on parle d’écologie il y a toute une série de chiffres. On essaye de sensibiliser en disant « à la limite vous avez envoyé un mail c’est moins grave que de travailler en écoutant YouTube » parce que là, par contre, en tant que personnes qui bossons dans l’informatique, on sait qu’une vidéo YouTube c’est l’équivalent de 10 000 mails par minute. À un moment donné, il faut savoir comparer ce qui est comparable, donc c’est dans nos pratiques et nos usages de réfléchir à ce qu’on fait. Je reprends ce que tu disais tout à l’heure, être en capacité de dire, je ralentis, je réduis, enfin les quatre R pour consommer moins, déjà refuser de consommer, donc refuser d’acheter une nouvelle machine, recycler, réduire sa consommation, etc.
Peut-être qu’on arrivera à moins de consommation, donc moins d’impact, mais, désolé encore une fois, mon avis personnel c’est qu’il est trop tard.
Une autre question devant.
Public : Merci. On est d’accord qu’en cas d’effondrement les datacenters ce n’est pas forcément viable, les backbones c’est pareil, ça ne va pas forcément tenir. Est-ce qu’avec du low-tech on ne pourrait reconstruire un petit peu d’Internet, pas forcément globalement, avec des appareils qui sont plus facilement réparables, un peu moins performants, qui chauffent peut-être un petit peu, mais qui permettraient de faire du réseau et communiquer quand même pas mal.
Gee : La réponse simple c’est franchement on n’en sait rien. Par contre, effectivement, je miserais beaucoup plus là-dessus que sur Google, Amazon et les datacenters, ça c’est certain, je ne sais pas si tu as quelque chose à ajouter.
Pierre-Yves Gosset : En fait on sait faire dulow-tech, c’est juste que, forcément, ça réclame un effort supplémentaire. Ce n’est pas juste une dégradation dans l’usage c’est que ça réclame un effort supplémentaire. Pour moi, la société de consommation est une société qui veut aller contre l’effort. Ce qu’il faut c’est une société de l’effort. L’effort ce n’est pas forcément l’aliénation. À un moment donné se dire peut-être que, je ne sais pas, je vais avoir trois heures de réseau dans la journée qui va être du réseau meshé, donc je ne pourrais plus nécessairement envoyer un mail à l’autre bout de la planète. La FFDN fait ça aussi, a des capacités de pouvoir mettre en place un réseau à un niveau local et pouvoir communiquer avec quelqu’un qui est dans une zone blanche en mettant une antenne radio, etc., ce sont des trucs que nous, entre guillemets, « geeks libristes », sommes en capacité de mettre en œuvre. Encore une fois ça rejoint ma réponse de tout à l’heure qui était de dire que l’atelier de vélo est important mais de l’atelier de comment est-ce qu’on monte un réseau meshé indépendant d’Internet sur lequel on peut connecter une vallée avec une autre, en fait on sait faire.
Public : Bonjour. Merci pour la conférence. J’aurais d’abord une remarque de forme : vous avez dit que ça ne suffisait pas d’être écoféministe, etc. Je voulais juste remarquer qu’entre vos deux slides, il y a une personne qui a utilisé l‘orthographe inclusive et l’autre personne pas et que ce serait bien de le faire systématiquement. C’est valable aussi pour l’organisation de ce festival parce que c’est un vrai enjeu.
Ensuite je voudrais revenir sur la courbe du deuil pour dire que je suis extrêmement d’accord. C’est quand même assez incroyable de critiquer la croissance et d’avoir une courbe qui finit sur « sérénité, croissance », ça me partait quand même hallucinant !
Pierre-Yves Gosset : Ce n’est pas moi qui ai fait le schéma, mais au temps pour moi, très bonne remarque.
Public : Je sais, mais autant ne pas le reprendre. Personnellement je ressens à la fois de la peur, à la fois de la colère, à la fois de la tristesse, ni pardon, ni acceptation, la quête de sens oui, mais bon, j’en avais déjà avant ! Je ne suis pas pour cette distinction : comme vous avez dit avant, il n’y a pas de distinction entre globules blancs et globules rouges, pour moi il faut à la fois militer et à la fois se protéger. Je ne sais pas, un coup je vais faire de la cuisine, un coup je vais faire un blocage. Pour moi il n’y a pas de… que les mêmes personnes le fassent. Et pour rejoindre la question de l’outil militant, la militance écologiste subit une vraie répression de surveillance. On parle de capitalisme de surveillance mais là, si on prend juste l’exemple de Bure, c’est juste horrible ce qui se passe et il y a un rôle à jouer maintenant, avant l’effondrement.
C’était plutôt des remarques, il y a plein de choses avec lesquelles je suis d’accord. Merci.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait.
Gee : Pour réagir sur la courbe, effectivement « croissance » n’a rien à foutre là. Après il faut faire gaffe à ce genre de truc, effectivement ce genre de courbe dépend aussi à ce àquoi on l’applique.
La façon dont l’a utilisée Pierre-Yves, je la vois un peu comme penser l’effondrement comme on pense un peu la mortalité, c’est-à-dire comment on fait face à quelque chose qu’on sait inéluctable et qui implique ce genre de mécanisme. C’est vrai qu’on peut utiliser cette courbe pour faire des saloperies, typiquement comment on gère le burn-out quand on est un manager libéral, c’est « fais du yoga, morning routine, machin et ça ira mieux », pour te faire oublier qu’il faudrait plutôt aller se syndiquer pour renverser les structures hiérarchiques du travail. Effectivement, ça dépend comment tu la prends. Il faut l’appliquer avec parcimonie et avec des choses pour lesquelles ça a du sens, en tout cas pour nous.
Pierre-Yves Gosset : Je ne vous cache pas que, effectivement, on a préparé la conférence entre midi et deux, aujourd’hui, eh bien oui il est à Nice, je suis à Lyon, c’est compliqué. Effectivement on balance la courbe, je prends la remarque et il n’y a aucun problème à la balancer, à la retourner et à en faire ce qu’on veut.
Je trouve les remarques que vraiment très justes et très pertinentes. À Framasoft on a décidé d’utiliser l’écriture inclusive et de laisser le choix aux autres. C’est-à-dire que si c’est Framasoft qui s’exprime on utilise l’écriture inclusive, c’est un choix et je ne te cache que ce n’est pas facile parce que dans notre communauté on se prend des retours de bâton, tous les x jours on a des messages : « Vous utilisez de l’écriture inclusive, on arrête de faire des dons à Framasoft », et je suis sincère, c’est systématique.
Framasoft utilise l’écriture inclusive, après, chaque auteur l’utilise ou ne l’utilise pas, et c’est important pour moi, puisqu’on parlait de militance, de comprendre qu’on est tous sur un chemin et qu’on avance. Il y a quatre ans, même pas, il y a deux ans on n’utilisait pas l’écriture inclusive, on avance à notre rythme et heureusement qu’il y a des gens qui nous font des remarques qui nous font réfléchir et nous font avancer petit à petit.
Public : Merci beaucoup.
Première remarque : si vous voulez parler infrastructure et ère d’Anthropocène, avec plaisir, vous pouvez vous retrouver à 17 heures salle danse, là-haut. Première chose.
Deuxième chose, petite question : est-ce que la démarche de dynamique libriste ne s’intègre pas dans ce que Alexandre Monin a présenté tout à l’heure, c’est-à-dire juste participer de l’accélération d’un effet rebond de l’usage des outils numériques ? La deuxième question c’est « tiens, il ne va plus y avoir d’ordinateurs, etc., du coup, en tant qu’informaticien je fais quoi ? C’est quoi, en fait, d’être informaticien ? »
Pierre-Yves Gosset : La première question je ne sais pas, la deuxième question je ne sais pas.
Gee : Étant informaticien, actuellement je suis développeur informatique, je peux te dire ce que je fais de ma journée, je tape du code, voilà. Je ne dis pas que j’ai envie de faire ça toute ma vie et tout. Le fait est que c’est en ça que je suis bon actuellement et que je valorise dans un processus d’exploitation salariale. Voilà ! Je fais d’autres choses que de l’informatique, j’ai quand même fait deux, trois petits dessins, des trucs comme ça.
Pierre-Yves Gosset : Il vend des livres, à l’étage. Vous avez d’autres questions ?
Public : Oui. Pour revenir sur l’outil du numérique, je ne sais pas qui avait posé cette question, pour moi ce n’est pas une question qui se pose, c’est-à-dire qu’actuellement, c’est un fait, tout le monde utilise le numérique, c’est un outil de contrôle massif. Si demain on décide de ne plus l’utiliser parce que c’est négatif, en fait on va juste s’isoler. C’est un moyen. Il faut utiliser l’outil de l’ennemi en essayant de le rendre meilleur. Même si on est contre profondément, si on ne l’utilise pas on va juste s’isoler. C’est un outil de propagande d’une certaine façon, et c’est aussi réussir à faire sortir les gens de leur condition, de leur schéma de pensée. Le Libre est aussi une philosophie d’une certain façon, qui peut s’appliquer à d’autres choses. Du coup pour moi c’est essentiel, en tout cas avant l’effondrement, de continuer à l’utiliser le mieux possible pour propager ces idées-là.
Gee : C’est exactement pour ce genre d’argument que Framasoft est sur Facebook. Aller chercher les gens là où ils sont même si on est absolument contre Facebook.
Pierre-Yves Gosset : Je précise. Effectivement on a une page Facebook Framasoft, mais on n’anime pas cette page, on anime d’autres médias sociaux libres et dans ces médias sociaux, suivant l’importance des messages, on va les dupliquer sur Facebook. C’est une question qui est sans fin. On est une association d’éducation populaire, donc on est à la fois une porte d’entrée, une porte de sortie. Je rêve aujourd’hui que Framasoft ne soit plus une porte d’entrée pour faire découvrir le Libre à des gens qui ne connaissent pas nécessairement le Libre, mais plutôt pour faire sortir les libristes et qu’ils se mettent au service de la société de contribution à laquelle on aspire. C’est compliqué, on a la chance d’avoir une parole qui est écoutée, une salle pleine, ce qui n’est pas le cas de tout le monde. Encore une fois, aujourd’hui sensibiliser aux problématiques du capitalisme dans un évènement libriste, ça fait longtemps que ça se fait, mais on sent bien qu’il y a quelque chose qui est de plus en plus sensible de ce côté-là.
Je suis complètement d’accord avec toi, il faut continuer à utiliser le numérique, mais j’entendrais totalement qu’il y ait des gens qui disent qu’il ne faut pas être sur Facebook. C’est quelque chose qu’on se pose dans le Collectif CHATONS, qui est le Collectif des Hébergeurs Alternatifs Transparents Ouverts Neutres et Solidaires. Dans ce collectif il y a des gens qui disent « je ne veux absolument pas être sur Facebook », très bien c’est ton choix et il n’y a pas de souci avec ça.
Une dernière, je dis une dernière parce que je commence à fatiguer, 16 heures 45 et, de toute façon, rappelons qu’il y a un stand Framasoft sur lequel vous trouverez des bénévoles pour discuter et échanger avec vous.
Public : Bonsoir. Déjà merci d’avoir fait l’effort d’aborder la question de la critique du capitalisme, ça fait quand même plaisir d’avoir une salle remplie pour ce thème-là. Après, c’est sûr qu’on a tous des définitions et des critiques qui peuvent varier sur ce qu’est le capitalisme.
Ce qui m’intéresse ça serait juste d’élargir un tout petit peu les perspectives que vous énoncez avec une société où on serait plus en train de collaborer sur les principes du logiciel libre. Juste pour dire que depuis les débuts du capitalisme il y a des gens qui ont monté des expériences de systèmes politiques basés sur une horizontalité, sur une réduction des échelles de pouvoir pour que les décisions puissent être prises de façon égalitaire. C’est aussi une contrepartie qu’il faut qu’on ait si on veut rentrer dans un système de collaboration pour qu’il n’y ait pas d’appropriation des richesses, d’appropriation de pouvoir, des processus de décision vraiment injustes. Ce que je voulais dire c’est qu’il y a des systèmes politiques qui existent dans le monde, à une échelle un peu plus large que ce qu’on a l’habitude de voir, avec le défaitisme que je partage aussi souvent quand je reste un peu dans mon milieu où à l’intérieur des frontières européennes. Il y a des endroits où les expériences de municipalisme, de fédéralisme, de confédéralisme sont à une échelle encourageante et il faut aussi regarder ça. Par exemple en Amérique latine, au Chiapas, en Java, au Kurdistan, il y a des expériences de fédération de coopératives très intéressantes, en Catalogne avec la Coopérative intégrale catalane. Tout ça ce sont des expériences qui se font à une échelle large ou moyenne et qu’on ne voit pas forcément depuis chez nous, en France, qui sont aussi des mouvements très intéressants et très encourageants. Je vous invite à vous renseigner sur ces théories-là. Par exemple le confédéralisme démocratique qui est en train d’être, avec plus ou moins de succès, appliqué à des régions entières au Kurdistan, à la frontière avec la Syrie par exemple. Ce sont vraiment des modèles de société plus que simplement collaboratifs, égalitaires. Je finis juste en disant qu’il y a un livre que j’ai lu il n’y a pas très longtemps qui m’a assez touché, c’est Bâtir aussi qui est édité aux Éditions Cambourakis, qui est une espèce d’uchronie qui envisage les choses telles qu’on pourrait les vivre, pas forcément en cas d’effondrement, en tout cas de changement de paradigme. Merci.
Pierre-Yves Gosset : J’ai lu aussi Bâtir aussi. Je suis complètement d’accord avec toi, du coup j’ai envie de te dire « viens et fais une conférence dessus ». Ce n’est pas nécessairement à nous de prendre la parole sur tous les sujets. J’insiste sur le fait que pour moi, j’ai lu Bookchin et je vois bien ce qu’est le municipalisme libertaire. J’entendais la remarque précédente, mais, à un moment donné, on ne peut pas décider pour les autres quelles doivent être leurs luttes. J’entends complètement ce que tu dis et je trouve très bien de le partager là, dans les questions. N’hésite pas à venir et à proposer une conférence sur, je ne sais pas : les modèles de gouvernance entre le fédéralisme et les modèles de gouvernance libriste, sont-ils sensiblement les mêmes ou pas ? Est-ce que le librisme, appelons-le comme ça, en tout cas le mouvement libriste, n’est pas totalement ignorant de ce qu’est la lutte anarchiste ? Est-ce qu’on n’est pas en train de réinventer des trucs, de réinventer la roue ? Ce qu’on vient de faire là ça n’a aucun sens de le faire dans d’autres lieux qui sont déjà hyper-sensibilisés. Voilà ! J’entends complètement ce que tu dis et, à la fois, je ne sais pas du tout quoi en faire. Pour moi ce n’est pas à nous du tout de porter cette parole-là, ce n’était pas ta demande j’ai bien entendu.
Je ne sais pas même où tu étais quand tu parlais. Tout au fond d’accord, excuse-moi, je regardais la salle dans le vide en essayant de prendre un air un peu intelligent, ce n’est pas facile surtout au bout d’une heure 45.
Proposez des conférences sur d’autres sujets et c’est comme ça que ça va se créer.
J’insiste sur le fait que, pour moi, on est tous sur des chemins différents et je n’ai pas envie qu’on pointe du doigt en disant « tu ne connais pas ça ! ». J’aimerais que ce « tu ne connais pas ça » ne soit pas culpabilisant pour les personnes qui vont l’entendre.
Une dernière pour la route. J’ai vu des hommes, des femmes qui lèvent la main.
Public : Juste un petit rappel historique. J’ai commencé, on avait moins de 4K, après on a eu 64 K et après il y a dit quelqu’un qui a dit : « 640 K ! On n’aura jamais besoin d’autant ». Aujourd’hui je n’arrive pas à avoir un ordinateur, un mot que j’ai oublié tout à l’heure, c’est pour ça que je reprends, je veux un ordinateur individuel, je veux que ça soit mon ordinateur individuel, je veux que dedans il ne téléphone pas régulièrement pour dire où je suis et ça fait plus de 640 Gigas, ça me suffit, mais je veux qu’il soit individuel. Je n’ai pas besoin qu’il soit connecté. Il faut qu’on se batte pour être autonomes, qu’on puisse ne pas être connectés et qu’on sache que la machine n’est pas connectée. Aujourd’hui on ne peut pas acheter un ordinateur individuel, ce n’est plus possible, c’est forcément un téléphone, c’est une question qu’il faudrait peut-être qu’on creuse.
Pierre-Yves Gosset : Tout à fait d’accord avec toi. Encore une fois, il nous faut des outils conviviaux qui ne nous rendent pas esclaves de la machine et, du coup, il faut être dans une dynamique d’émancipation, mais je suis bien mal placé pour dire quelle émancipation. On termine là-dessus. En fait j’ai soif !
Merci.
[Applaudissements]